Un dimanche au jardin

À Marseille, il n’y a pas que les bulldozers d’Euroméditerranée, les métros qui s’arrêtent juste avant les quartiers Nord et les bancs publics remplacés par des panneaux de pub. Il y a aussi le Jardin, une association potagère, artistique et conviviale. Autant l’avouer tout de suite : quand on est là-haut, on n’est pas loin de penser que c’est un bout de paradis. Parce que ce sont des copains et qu’on y traîne souvent nos guêtres ? Sans doute. Mais surtout parce que c’est un lieu comme on n’en connaît pas beaucoup, un petit morceau d’utopie en construction permanente.

Dans le quartier populaire de La Belle de Mai à Marseille, une colline surplombe l’autoroute aérienne imbriquée dans la ville. On y grimpe, au détour d’un boulevard, par une rue aussi étroite qu’abrupte. À mi-côte, une porte en ferraille s’ouvre sur un chemin de terre : on entre dans le Jardin de Gibraltar. Le terrain, propriété de la ville, est loué par parcelles à des particuliers et à diverses associations pour y cultiver la terre. D’emblée, le territoire est séparé entre une zone grillagée et un espace ouvert, vaste plateau de 850 m2 qui donne sur les pentes. Un rocher peint annonce : «  Ce lieu est aux habitants d’ici et d’ailleurs, à tous ceux qui veulent y planter leur graine. Prenez-en soin.  » C’est sur cet espace-là que l’Artichaut s’active. L’Artichaut, une association créée en 2006 à l’initiative de Steffi, la trentaine, Allemande nourrie de l’expérience des jardins interculturels qui fleurissent outre-Rhin1 : « En arrivant à Marseille, j’ai cherché s’il y avait des lieux comme ça. L’idée n’est pas de recréer plein de jardins dans la ville ou de prôner le retour à la terre, mais d’ouvrir un endroit où les gens peuvent se rassembler et réfléchir à ce qu’on peut faire d’autre : la fête, une pièce de théâtre… Le jardinage est une activité parmi d’autres, un moyen. » Et pourquoi l’Artichaut ? «  Déjà parce que c’est une belle fleur, et que ça prend deux ans à le cultiver, il faut de la patience. Ensuite, parce qu’il y a le mot “art” dedans et que ça correspond à notre manière de voir le jardinage. »

De l’art ancré dans le social, de l’art avec et pour les habitants du quartier. Un des deux emplois aidés de l’association a permis d’embaucher Tristan, artiste plasticien qui travaille sur la critique de l’urbanisme libéral et la réappropriation de l’espace public. C’est lui qui fait la visite du potager : « Au départ, le terrain était en friche, on gardait l’accès ouvert en permanence, dans l’idée du jardin communautaire. Mais des personnes ont demandé à avoir leur propre parcelle, alors on a développé les deux. Une quinzaine de personnes viennent régulièrement. Ici, c’est la parcelle d’un instituteur, là celle un vieil Algérien du quartier, là, Gruik, un collectif qui prépare un court-métrage d’animation, là une famille, là l’association Instants Vidéo, là ce sont deux classes spécialisées du collège du coin... » La convention conclue avec le collège permet d’initier les minots au land art. En 2008, via un échange européen, huit gamins d’ici sont partis dans un jardin interculturel tenu par des Bosniaques à Berlin, et huit minots berlinois sont venus découvrir La Belle de Mai. Au niveau local, l’Artichaut fait partie du réseau des Jardins solidaires méditerranéens, qui échange pratiques et actions de sensibilisation. On s’approvisionne en semences bio auprès de producteurs artisanaux engagés dans la défense de la biodiversité, comme Germinance ou Kokopelli, et on prend des conseils sur les cultures auprès de la coopérative agricole de Longomaï.

Ce dimanche d’octobre, l’Artichaut, en lien avec l’association à qui le terrain est loué, la Fraternité de La Belle de mai, attribue de nouvelles parcelles : l’appel est lancé publiquement, vient qui veut. Et sont venus, ce jour-là, une association de Comoriens, d’anciens stagiaires de la radio associative militante du coin, Radio Galère, des jeunes arrivés là, au départ, via une structure de réinsertion et qui décident de créer leur propre rapport au lieu en travaillant un bout de terrain avec leurs compagnes, et diverses personnes. Steffi explique le fonctionnement : « Ce sont des jardins familiaux qu’on ouvre aujourd’hui, mais la famille au sens large : les amis, les colocs… Les conditions pour avoir une parcelle, c’est de cotiser entre cinq et dix euros à l’année, de venir régulièrement et de s’occuper aussi des parcelles des autres : s’il y a des escargots, on cherche ensemble comment faire, si une parcelle est abandonnée, on s’en occupe un peu. La formation se fait avec les connaissances de tout le monde, et, au final, ça fait une bonne équipe d’autodidactes. On a déjà des outils dans le cabanon, ils sont collectifs. » Il y a 60 m2 à se partager, et chacun commence à bêcher. Des gamins roms qui habitaient dans le coin auparavant passent faire un tour de balançoire, et se mettent bientôt à retourner la terre avec les autres. Leur grande sœur arrive, et salue tout le monde : quelques mots en italien par-ci, quelques phrases en allemand par-là, un peu de français, un peu de romani.

Et la récolte, au fait, s’enquièrent les nouveaux jardiniers, à qui elle va ? « Elle sera pour celui qui a la parcelle, c’est sympa s’il peut offrir quelques tomates aux autres ensuite. Chaque mois, on propose un mercredi et un dimanche ensemble, on partage un repas. » Des repas qui commencent en début d’après-midi et qui se poursuivent tard le soir, par des concerts de musique kurde, afghane ou expérimentale, et par des projections en plein air organisées par le collectif Ciné Dahdah ou par les associations qui cultivent un lopin au Jardin.

On s’aventure hors du territoire de l’Artichaut, dans le labyrinthe des parcelles clôturées, pour aller demander leur avis aux autres locataires du terrain. Au fin fond des ruelles improvisées, quelques particuliers font la moue : «  S’ils ne clôturent pas, les jeunes viendront casser, il y aura des vols, des bagarres ! Ici, on en a, c’est bien pour ça qu’on se protège. » Steffi tempère : «  Au début, comme on a pris le parti d’une démarche très ouverte, on a eu des soucis de vols de récoltes, de matériel cassé, mais il ne faut rien exagérer. Et puis, depuis un an, ça va : depuis qu’on a appris à construire des cabanes plus solides, que des familles du quartier ont des parcelles et qu’on travaille avec le collège. » Et puis de toutes façons : « On va commencer, si ça ne marche pas on verra bien. » Et ce dimanche-là, ça marchait.


1 Lire Les Vieux Dossiers sur l’histoire des jardins, dans le même numéro.

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Paru dans CQFD n°85 (janvier 2011)
Dans la rubrique Supplément

Par Juliette Volcler
Illustré par Rémi, Yohanne Lamoulère

Mis en ligne le 24.02.2011