Marseille sans phare

Spéculateurs sur la ville

Après Gouverner Marseille en 2005 et Sociologie de Marseille en 2015, Michel Peraldi poursuit son oeuvre de démystification de la cité phocéenne dans Marseille en résistance à paraître en 2020. Loin des clichés et des clins d’yeux du marketing territorial, le sociologue aligne les faits et les analyses qui remettent la ville à sa juste place : une cité provinciale banale dans laquelle les prix très bas du foncier attirent petits et gros investisseurs. Entretien.
Par Patxi Beltzaiz

En 2015, vous insistiez sur l’écart entre ville imaginée et ville habitée. Comment ces différentes légendes participent-elles à troubler la compréhension de la ville ?

« Il faut rester vigilant avec cette histoire de particularisme marseillais car toutes les villes ont une légende. Dans le cas de Marseille, on observe une superposition des légendes : au cours des siècles, entre la ville mondiale et la ville provinciale centrée sur son rôle administratif local, toutes sortes de représentations sont venues se concaténer. C’est le cas quand on stigmatise le Marseille-Chicago des stups et du stupre. Ça l’est aussi quand on chante les réussites d’une cité cosmopolite. Si on regarde la réalité actuelle avec les lunettes du sociologue, on peut affirmer que Marseille est bien moins cosmopolite que Paris et peut-être moins aussi que certaines villes étudiantes comme Poitiers ! Ce cosmopolitisme, qui a existé lorsqu’elle a été un aimant, un refuge ou une étape pour des humanités en mouvement, constitue aujourd’hui une part de son capital immatériel au sens de l’Unesco, un marché pour les professionnels du tourisme, un motif de réinventions pour toute une classe moyenne intellectuelle. Tous cherchent à se réapproprier cette légende. »

La banalité, fil conducteur dans votre travail pour saisir objectivement Marseille, est tristement confirmée par Euromed. Ce projet mégalo piloté par l’État qui vise à la recréation d’une ville de toutes pièces en lieu et place des quartiers de la zone portuaire est prolongé par les chantiers du Vieux-Port ou de la Plaine 1. Trahit-il la volonté des pouvoirs locaux de faire table rase de l’existant ?

« On dépasse ici le seul registre de la banalité pour se confronter à un travail de normalisation que l’on retrouve dans toutes les grandes métropoles. Les urbanistes s’appuient sur des usages stéréotypés de l’espace public, marqués par la dimension sécuritaire et la volonté de produire une sorte de réenchantement touristique à l’instar de ce que j’ai pu observer dans mon livre Marrakech ou le souk des possibles2. Il s’agit aussi de rendre la ville conforme à l’idéal de confort qui serait propre aux classes moyennes. Euromed est l’archétype de cette variante marseillaise du nulle part que l’on retrouve à la Défense à Paris ou à la Part-Dieu à Lyon. Mais ce qui me sidère le plus, c’est le processus de “conformisation”, de banalisation du commerce enclenché par les marques franchisées, transformant des rues entières en hall d’aéroport là où battait le pouls d’un bazar mélangeant une infinité de types de relations, commerciales ou non. »

Avec un taux d’homicides liés au banditisme très élevé, des quartiers parmi les plus pauvres d’Europe, une concentration de l’habitat insalubre et une classe politique d’une médiocrité rare, la singularité de Marseille serait-elle celle d’une ville laissée à l’abandon pour faciliter une vaste opération d’épuration sociale à l’encontre des classes populaires, en suivant une stratégie du choc ?

« Avec Jean-Claude Gaudin, c’est une petite bourgeoisie affairiste qui a pris le pouvoir pour nettoyer la ville et créer les conditions d’un capitalisme spéculatif autour de la valeur du foncier. De même, industriels importants et grande bourgeoisie sont présents et actifs sur la cité phocéenne pour se livrer à des opérations de spéculation immobilière. Et je tiens à souligner que la ville ne compte pas forcément plus de décès liés à la criminalité organisée que la banlieue parisienne ou la Corse. Elle sert de bouc émissaire par rapport à des situations très répandues sur tout le territoire avec des modes d’approvisionnement des stupéfiants et des niveaux de consommation similaires.

Quant à la médiocrité supposée du personnel politique local, là aussi peut-on vraiment parler d’une singularité ? Gaudin, Martine Vassal [présidente LR du Département] ou Renaud Muselier [président LR de la Région] sont-ils plus bas de plafond que les Balkany ou François Hollande ? Si on veut voir une décrépitude de la classe politique, c’est davantage à l’échelle nationale qu’il faut regarder. Avec l’équipe Gaudin, on a assisté à une transformation du profil social des hommes et femmes politiques par rapport à l’époque de Gaston Defferre [maire « socialiste » de 1953 à 1986], qui était entouré de grands avocats pénalistes, de professeurs d’université, de médecins renommés. À partir de 2000, vient le règne des petits commerçants, promoteurs immobiliers et avocats d’affaires. »

Insistant sur la décadence économique de la ville, vous affirmez en 2005 que « Marseille est une étoile économiquement morte dont la lumière continue de briller ». L’attractivité, surtout touristique, pour laquelle la municipalité, la Métropole et le Département investissent des capitaux importants, ne serait-elle qu’une légende supplémentaire ?

« Le renouveau économique marseillais ne profite qu’à une fraction de la population. Cela marque le passage d’une ville industrielle autour de l’activité portuaire à une ville spéculative. On peut prendre l’exemple de feu Jacques Saadé, patron de la CMA CGM – leader mondial du transport maritime en conteneurs –, qui installe son siège dans une tour censée inaugurer la skyline marseillaise. Mais on n’y trouve que 4 % de son personnel alors que l’essentiel de l’activité de la compagnie se situe à Tanger au Maroc et Port-Saïd en Égypte. Un autre gratte-ciel va voir le jour avec Bouygues et Sodexo est sur les rangs. Le nerf de cette attractivité reste la faiblesse des prix du foncier dans la perspective de s’assurer une rente immobilière car Marseille est encore la moins chère des grandes villes d’Europe de l’Ouest. Pour quelles retombées économiques ?

Dans les quartiers Nord ou à la Belle-de-Mai, cela ne fournit pas d’emploi à ceux qui sont restés à quai : la ville redémarre sans la population qui y vit. Dans le domaine de l’économie créative, on peut prendre l’exemple de la série à succès Plus belle la vie qui a donné du boulot à 8 000 personnes depuis sa création en 2004. Mais la plupart des contrats proposés sont ultra-précaires et flexibles à l’échelle nationale. Quelques individus des quartiers pourront en bénéficier mais ce sera toujours une goutte d’eau dans un océan de chômage et de pauvreté tant il s’agit d’un marché complexe, reposant sur des réseaux personnels et prenant une dimension européenne. »

Parmi les thèmes qui servent à vendre la ville, il y a donc cette image d’un cosmopolitisme marseillais réussi. Qu’en est-il de ce mélange harmonieux des communautés ? De l’hégémonie d’une démocratie chrétienne plutôt blanche, catholique ou protestante, à la sauce marseillaise ?

« L’électorat captif de Gaudin, ce sont 100 000 personnes concentrées dans 3 ou 4 arrondissements au sud de la ville. Leur profil type est d’être blanc, européen, appartenant aux classes moyennes – commerçants, fonctionnaires, professions libérales. Mais ça ne mange pas de pain d’aller passer une heure avec les communautés et ça peut même participer à consolider la stature d’un maire soucieux d’œcuménisme, de rassemblement religieux3. C’est un message qui satisfait les intérêts de la haute hiérarchie catholique et Gaudin en est très proche. De plus, l’édile marseillais est un bon acteur, il sait incarner ce rôle. Ce qui renforce ma conviction que plus les sociétés se complexifient, traversées qu’elles sont par des influences nationales, européennes voire mondiales, plus la fonction politique se réduit à un théâtre. Et quoi de mieux que la référence au cosmopolitisme pour soigner décor et couleur locale ? »

Vous attirez l’attention sur ces couches moyennes qui pourraient jouer un rôle majeur dans la reconfiguration de la ville, dans sa gentrification. Alors que les élections municipales se profilent et que l’actualité marseillaise a été dominée par les effondrements du 5 novembre 2018, une reconfiguration politique semble s’amorcer. Signe d’un basculement possible de ces couches moyennes vers une véritable alternative sur les décombres de la démocratie chrétienne (PS-LR) ?

« L’importance grandissante de ces couches moyennes trahit les évolutions sociologiques de la population marseillaise en lien avec la transformation de la ville : la disparition de la classe ouvrière liée aux activités de la zone industrialo-portuaire. Comment faire le portrait de cette classe moyenne composée de “ceux qui montent et de ceux qui descendent” selon le sociologue Pierre Bourdieu ? C’est un ensemble très flou avec un groupe d’affairistes autour de commerçants, d’entrepreneurs, de promoteurs, de consultants que l’on retrouve parmi tous les conseillers municipaux de Gaudin, un groupe de créatifs autour des métiers artistiques et de la communication, un groupe plus traditionnel enfin autour des fonctionnaires territoriaux, des profs. Ces derniers sont aujourd’hui très éloignés d’un système politique dans lequel ils ne se reconnaissent plus après la décomposition de la gauche. Ils sont attachés à un certain format intellectuel du débat politique, lequel n’est pas soluble dans la basse politique. Dès lors, une frange non négligeable de la classe moyenne se retrouve dans les collectifs, les associations, les grands débats autour des questions environnementales ou de l’accueil des migrants mais plus dans les urnes. Par ailleurs, aujourd’hui l’acteur politique majeur c’est l’État, sur le logement, la sécurité, le développement économique, etc. Par exemple, les grands organismes HLM s’inscrivent dans des fédérations nationales en lien avec l’État.

Quant à la démocratie chrétienne, courant représenté par des partis dédiés en Italie et en Allemagne mais pas vraiment en France, elle pourrait être revitalisée par le mouvement macroniste. Mais que va-t-il sortir de l’humus résultant de la décomposition de la gauche et de la droite ? À bien des égards, on vit une situation prérévolutionnaire avec l’obsolescence du système politique defferro-gaudiniste.

Mais concernant la compétition électorale à venir, il y a assez peu de suspense. D’un côté, une gauche qui devrait aller à la bataille en ordre dispersé. De l’autre côté, une droite également divisée qui est dans la même situation que l’actuel maire de Marseille de 1986 à 1992, c’est-à-dire dans l’obligation de passer par une alliance pour accéder au pouvoir. Deux possibilités s’offrent à Martine Vassal, présidente de la Métropole et du Département et a priori la mieux placée pour 2020 : soit elle peut s’allier avec En Marche, dès lors que le parti présidentiel parvient à se structurer autour d’une candidature consensuelle, soit avec le Rassemblement national. Mais le sécuritaire risque d’être l’arbitre des prochaines échéances électorales. Et Gaudin avait fini par choisir le soutien du FN pour diriger le conseil régional Paca. »

Quelle est la vision de l’État pour redynamiser Marseille ? Quel est votre regard sur l’avenir de la ville ?

« Après les effondrements de la rue d’Aubagne, beaucoup de voix se sont exprimées en faveur d’une mise sous tutelle de la ville par l’État. Mais Marseille connaît déjà une tutelle de fait ! L’État prend la main sur tous les dossiers laissés à l’abandon par la Ville et, depuis bien longtemps, les services publics gouvernent ce territoire. Il faut faire avec cette réalité. La seule inconnue concerne ce qui peut ressortir de la fonction métropolitaine. Pour l’instant, la constitution d’une nouvelle élite métropolitaine est étouffée par les vieux notables alors que les dossiers cruciaux s’amoncellent : en particulier les transports dans un état lamentable mais aussi le logement, l’environnement. Une fois de plus, ce renouvellement ne pourra se faire que dans le dialogue entre ces nouvelles élites et l’État. Il semble peu probable que les collectifs et les associations, issus d’une tradition de luttes y compris dans les mondes immigrés, se réconcilient avec le système politique local tant leurs manières de faire de la politique sont différentes. Et une éventuelle recomposition de la gauche sera un processus très lent : ça prendra au moins dix ans pour qu’une entente de circonstance entre communistes, socialistes et insoumis [qui tentent de s’unir pour les prochaines municipales sous la bannière du « Printemps marseillais »] aboutisse à quelque chose de cohérent !

Enfin, l’idée de provoquer un changement profond de la population de la ville grâce à la politique d’attractivité et un effet TGV est complètement absurde. Certes, nous vivons dans un monde de mobilités qui met en mouvement aussi bien des Parisiens, des Lyonnais que des Algériens mais on ne renouvelle pas une ville entière. À Marseille, persiste un fondement anthropologique, celui d’une ville de propriétaires. Avec un taux de 44 %, la cité phocéenne est plus proche de Nice, la ville des retraités sécurisés, et très loin devant Lille ou Lyon. C’est surtout cela qui freine le changement. Néanmoins des évolutions sociologiques sont à l’œuvre sans qu’on puisse encore discerner leur devenir : fin des ouvriers comme classe, fin des services publics à l’ancienne, montée en puissance d’un front social entre affairistes et créatifs. »

Propos recueillis par Iffik Le Guen

1 Pour désigner les premiers aménagements de la requalification de la place Jean-Jaurès (nom officiel de la Plaine), une habitante du quartier déclarait : « Cela va rassembler à ce qu’on trouve partout ailleurs » (France 3, édition de proximité 04/10/2019).

2 La Découverte, 2018.

3 Dans les documentaires de Michel Samson et Jean-Louis Comolli, on voit Gaudin portant coiffe traditionnelle faire campagne dans la communauté comorienne avec de forts relents néocoloniaux.

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