Québec

Sous les pavés, l’érable

« Notre bonbon, c’est de fesser dans le tas », jubile le flic québécois en ces temps de fronde sociale. Sauf qu’à force de coups de bâton et de lois scélérates, la lutte, loin de se tarir, s’arroge des ambitions rimant avec sédition : la révolte étudiante a pris ses aises, et c’est toute la société qui s’agite. CQFD a contacté quelques erroristes d’outre-atlantique.

Ils sont cent cinquante à s’être réunis dans le quartier de Rosemont La-Petite-Patrie à Montréal, ce samedi 26 avril, pour cette première assemblée populaire autonome de quartier. L’espace de parole se veut « égalitaire », « non-sexiste » et « non-raciste ». En toile de fond, bien sûr, le conflit social qui secoue le Québec depuis février 2012. D’autres assemblées du même type sont prévues dans la ville. Pour le quartier de la Pointe Saint-Charles, l’invitation au populo se résumait à : « Vous êtes tannés du système politique actuel ? Vous voulez en sortir, vous organiser sur des bases différentes ? Avoir voix au chapitre, avoir prise sur les décisions qui vous affectent ? Venez vous organiser avec des gens qui partagent des valeurs d’autogestion, d’égalité et d’autonomie. » Surtout, on rappelait aux participants de ne pas oublier leurs casseroles parce qu’aussitôt la réunion terminée, on part en manif !

« Je me suis souvent demandé comment pouvaient survenir des dynamiques de mobilisation comme mai 1968 à Paris, ou les grandes mobilisations en Argentine ou en Grèce qui comptaient des rassemblements, des manifestations et des émeutes en boucle pendant des jours ou même des semaines, analyse Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal1. Or, c’est ce qui se passe présentement au Québec, et le rythme ne fait que s’accélérer. Si, au départ, il s’agissait d’une grève étudiante, la lutte est maintenant réellement populaire. »

Mars 2011, Raymond Bachand, ministre des Finances, annonce une hausse des frais de scolarité universitaire de 325 dollars canadiens (252 euros) par an. Étalée sur cinq ans, la douloureuse doit atteindre au final 3 793 dollars (2 942 euros), somme jugée plus proche de la moyenne pratiquée par les universités nord-américaines. Moins d’un an plus tard, les universités du Québec (Montréal) et Laval (Québec) se mettent en grève, et le mouvement s’étend à l’ensemble du milieu étudiant. La Classe (Coalition large de l’association syndicale pour une solidarité étudiante) est créée au cours de l’hiver, et deviendra le fer de lance de la contestation. Le collectif fonctionne sur les bases de la démocratie directe, par le biais d’assemblées générales souveraines. « La Classe regroupe soixante-cinq associations étudiantes en grève et à peu près cent mille étudiants. Notre but c’est la grève générale et illimitée. Nous sommes contre la hausse des frais de scolarité, dans une perspective de gratuité scolaire », résume une militante. Cependant, affleure rapidement l’idée d’élargir les revendications portées par

les grévistes. Dès le soir du 22 mars, les porte-parole de la Classe donnent le la. Jeanne Reynolds : « Partout sur la planète, en Angleterre, en Grèce, en République Tchèque, en Colombie, les étudiantes et étudiants se battent contre la hausse des frais de scolarité, toujours en solidarité avec les travailleurs et les travailleuses qui se battent aussi contre les mesures d’austérité. Nous rappelons notre solidarité avec les étudiantes et les étudiants du Chili qui ont fait la grève pendant huit mois ! » Gabriel Nadeau-Dubois : « La lutte contre la hausse des frais de scolarité ne doit plus jamais être dépeinte comme une lutte étudiante, [mais] doit être nommée par son nom : c’est une lutte populaire, c’est une lutte de classe ! »

Dans la ligne de mire des manifestants : « Les élus de cette oligarchie qui ne nous représente pas, analyse Leïla, organisatrice communautaire dans le quartier sud-ouest de Montréal. Alors que l’Amérique du Nord est connue pour sa mollesse politique, ce mouvement semble sonner le réveil de la gauche. Les jeunes et les manifestants se radicalisent, avec une critique plus vive de cette société de vendus qui travaille pour une élite. » Le 20 avril, environ deux mille manifestants perturbent le Salon d’emploi du Plan Nord, projet d’exploitation du nord québécois au programme pléthorique : constructions minières (nickel, cobalt, diamants, or, uranium, etc.), développement hydroélectrique, coupes dans la forêt boréale, bétonnage touristique de sites uniques en biodiversité… On en oublierait presque les populations indiennes – Innus et Inuits – déjà parquées dans des réserves et promises à un nouveau déplacement… encore plus au nord ! Francis Dupuis-Déri n’hésite pas à parler de projet « néo-colonial » et de poursuivre : « Le gouvernement est connu pour être très corrompu, recevant de l’argent pour la caisse du parti [le Parti libéral du Québec] en provenance des entreprises de génie-conseil et de la construction, et entretenant des liens avec la mafia. Une commission d’enquête sur la corruption a débuté d’ailleurs en mai. Traditionnellement, ce parti est élu principalement par l’électorat anglophone, riche et plus âgé. Bref, l’exact opposé du mouvement étudiant, qui représente une part de la population qui vote peu, ou qui vote surtout pour le Parti québécois [centre et souverainiste] et pour Québec solidaire [gauche et souverainiste aussi]. » Le 4 mai, les manifestants s’invitent à Victoriaville au conseil général du Parti libéral, et la manif vire rapidement à la bataille rangée. Lacrymos, grenades assourdissantes, tir de balles en caoutchouc – « 260 km/h, précise Leïla, ces balles sont même interdites aux États-Unis ! Et l’on craint encore pour la vie de plusieurs manifestants qui ont été matraqués par la police. »

Il aura fallu un coup de pouce supplémentaire pour que le mouvement bascule dans la fronde sociale générale. Il aura lieu le 18 mai. Alors que la ville de Montréal vote son règlement contre le port de la cagoule pendant les manifestations, le Premier ministre Charest fait adopter sa fameuse loi 78, rapidement surnommée « loi matraque ». Cette dernière, si elle suspend officiellement les sessions universitaires, est une véritable attaque contre le droit de manifester et de se rassembler. Censée faire rentrer les manifestants dans le rang, elle a l’effet contraire. « La loi est à peine votée à l’Assemblée nationale que des mouvements de désobéissance civile se sont répandus. Le 22 mai, plus de trois cent mille personnes se sont réunies pour la plus importante manif de l’histoire du Québec2, avec des slogans scandés rageusement tels que : “Charest, ta loi on s’en caliss !”, et ce malgré les rafles policières. On a compté sept cents arrestations ! » explique Marcel Sévigny, militant du groupe de la Pointe libertaire.

Le crescendo se voulant aussi sonore, les batteries de cuisine sont désormais de mise dans les cortèges, véritable clin d’œil aux caceroladas latino-américaines. « Des milliers de personnes descendent dans la rue avec leurs casseroles pour rejoindre la manif de soir étudiante au centre-ville. Certaines vont même déranger les bourgeois dans leur quartier à Outremont », raconte Alexandre, de la Classe.

Même si l’austérité imposée aux Québécois est sans commune mesure avec la cure imposée aux Grecs, la liste est longue des motifs d’indignation venus gonfler la colère populaire : des 200 dollars (155 euros) liés à la taxe santé à la hausse de tarif d’Hydro-Québec (fournisseur public d’électricité), en passant par les dégâts causés par les exploitations de gaz de schiste. Leïla : « Au niveau fédéral, la liste s’allonge encore : recul de l’âge de la retraite, reforme de l’assurance emploi, restriction de l’accès au statut de réfugié pour les demandeurs d’asile, fin de financement de logements sociaux... »

À l’issue de l’assemblée de Rosemont La-Petite-Patrie, plusieurs comités ont vu le jour. L’un d’eux, dédié à la mobilisation, a proposé que les manifestations de casseroles marchent vers les quartiers plus défavorisés, comme Parc-Extension ou St-Michel, alors que le comité « pression », dans un élan œcuménique, a décidé de lancer un appel à une grève sociale le 22 juin tout en demandant aux églises de sonner les cloches lors des manifestations de casseroles. Alexandre : « On est loin des révolutions arabes, évidemment, mais même les chroniqueurs des médias de masse ne parlent plus d’une grève étudiante, mais d’un conflit social. L’expression “Printemps érable”, souvent ridiculisée dans les derniers mois, revient dans l’espace public québécois. »


2 Le trajet n’ayant pas été communiqué à la police, la manif était de fait illégale.

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Paru dans CQFD n°101 (juin 2012)
Par Sébastien Navarro
Illustré par Caroline Sury

Mis en ligne le 27.07.2012