Dansons sous la suie

Rouen : « Toxique mais pas trop »

Jean-Pierre Levaray est un habitué des pages de CQFD, qu’il a longtemps habitées de sa chronique « Je vous écris de l’usine », consacrée à son turbin dans une raffinerie rouennaise classée Seveso1. Autant dire que fin septembre, il a vécu la catastrophe Lubrizol de près. Voici son récit, rédigé à quelques encablures du site parti en fumée.
Par L. L. de Mars

Le 26 septembre, il fait encore nuit quand le téléphone me fait bondir hors du lit. C’est mon fils, qui m’apprend que l’usine Lubrizol est en flamme. Les routes sont coupées et il y a déjà des bouchons : certains veulent fuir et d’autres aller bosser. Sortant de chez moi, je vois au nord une lueur rose-orangé, comme un coucher de soleil retardataire. Un panache s’élève dans la nuit noire.

À mesure que le jour se lève, la fumée est de plus en plus visible, de plus en plus lourde, de plus en plus noire. On dirait le ciel d’un film catastrophe américain, si ce n’est que ce ne sont pas des effets spéciaux et qu’il n’y a pas de soucoupes volantes mais des hélicos de la protection civile. Tout de suite je pense à la catastrophe d’AZF2 . Le vent pousse le nuage en direction de la rive droite de la Seine et du centre-ville, ainsi que vers le plateau nord de la région rouennaise. En dehors des abords de l’usine, la rive gauche (bourgades ouvrières où résident celles et ceux qui bossent dans les usines Seveso de la région) est relativement préservée. « C’est les riches qui trinquent, pour une fois », disent certains. Pas si simple.

Quoi qu’il en soit, la vision est impressionnante : Rouen est une ville déserte et nauséabonde, où ne circulent que quelques rares piétons portant des masques chirurgicaux ou antipoussière peu opérants.

Comme une marée noire

Le nuage est impressionnant – 22 kilomètres sur 6 – et très mobile. Il file vers le nord de la Normandie, puis atteint les Hauts-de-France, la Belgique et les Pays-Bas. De la suie tombe du ciel, « comme de l’huile de vidange », tandis qu’on trouve des morceaux d’amiante dans des jardins. Les parcs et les piscines municipales extérieures sont noirs, tout comme des prairies entières, des vergers, des vaches restées en pâture. On dirait une marée noire qui tombe du ciel.

Ce sont plus de 5 000 tonnes de produits CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques) qui brûlent. On apprendra par la suite que les hangars de Normandie Logistique, eux aussi détruits par l’incendie, ont vu se consumer 4 000 tonnes de produits du même tonneau appartenant à Lubrizol et, dans une moindre mesure, à Total. En tout, plus de 9 000 tonnes, l’équivalent de 400 camions-citernes !

Il est conseillé de ne pas manger les fruits et les légumes du jardin « qui ne pourraient être épluchés ou lavés de façon approfondie ». Les agriculteurs, eux, doivent éviter de « récolter leurs productions en l’attente de précisions ultérieures ». Il est recommandé aux éleveurs de rentrer leurs animaux et de sécuriser leur abreuvement et leur alimentation, de façon à ce qu’ils « ne consomment pas d’aliments souillés ». Mais ce n’est pas toujours possible. Conséquence : des millions de litres de lait sont jetés directement sur le sol des prairies, dans les fosses à lisier ou les cours d’eau… Les œufs et le miel collectés depuis le 26 septembre sont également consignés. Quelque 3 000 agriculteurs sont impactés.

Les loupés

La gestion de crise par la préfecture est particulièrement scandaleuse. On se demande à quoi servaient tous ces PPRT (Plan de prévention des risques technologiques), PPI (Plan particulier d’intervention), tous ces exercices de simulation dans les écoles et administrations. On avait l’habitude d’entendre l’essai de sirène d’alarme tous les premiers mercredis du mois, mais ce 26 septembre, elle n’est actionnée qu’à 8 heures du matin, soit cinq heures après le début de l’incendie... et seulement sur Rouen et Le-Petit-Quevilly.

Les 250 pompiers qui interviennent sur le site n’ont pas de masques adéquats. Ils pataugent dans dix centimètres d’hydrocarbures. Beaucoup seront malades après cette intervention. Toutes proportions gardées, on ne peut s’empêcher de penser à ceux qui sont intervenus à Tchernobyl sans protection idoine. Seuls les flics qui font la circulation portent des masques adaptés. Quand la raffinerie Petroplus était encore dans la région, il y avait du matériel efficace pour lutter contre les feux d’hydrocarbures, mais il a disparu avec la raffinerie.

Le camp de gens du voyage, situé à quelques centaines de mètres de Lubrizol, n’est même pas évacué. Pis : on les empêche de partir avec leurs caravanes. Toute proche également, la maison d’arrêt Bonne-Nouvelle, directement sous le nuage, n’est pas confinée (un comble) et un grand nombre de prisonniers croient leur dernière heure venue.

Nouvelle catastrophe : on assiste au défilé des ministres, avec en tête de ligne Christophe Castaner (Intérieur), égal à lui-même, qui assurera qu’ » il n’y a pas de dangerosité particulière ». Agnès Buzyn (Santé), elle, concèdera que Rouen est effectivement polluée et le Premier ministre Édouard Philippe déclarera que l’incendie n’est pas reconnu officiellement comme « catastrophe technologique ». Tous affirment qu’il y aura une « transparence totale », mais tout le monde sait que c’est de l’enfumage.

S’il n’y a eu ni blessé ni mort, plus de 250 personnes sont tout de même passées aux Urgences respiratoires et on ne sait pas ce qu’il en sera au cours des mois et des années à venir, avec ces benzène, dioxine, amiante et autres cochonneries présentes dans l’air.

« Lubrizol coupable, l’État complice »

Lubrizol, on connaissait déjà bien dans le coin. Surtout on la sentait, cette usine. Construite en 1954, elle appartient à la holding Berkshire Hathaway, dont l’archimilliardaire Warren Buffet est l’un des principaux actionnaires. Lubrizol est leader sur le marché des additifs pour lubrifiants et huiles de moteur. C’est aussi le premier exportateur normand.

Depuis l’ouverture de l’usine, de nombreux épisodes de pollution avaient déjà eu lieu, notamment en 1975, en 1989 et en 2013, quand les odeurs pestilentielles ont été senties jusqu’à Paris et même sur les côtes anglaises. Pour ce dernier rejet, Lubrizol n’a écopé que d’une amende de 4 000 €. À ces trois « incidents » industriels, il faut ajouter tous les rejets nocturnes de mercaptan – cet adjuvant gazeux présenté comme inoffensif sent un mélange d’œuf pourri et de pisse de chat.

Si tout le monde connaît Lubrizol dans le coin, pas facile de glaner des infos sur les conditions de travail. Il semble y avoir une clause de confidentialité ou une culture du secret. Les syndicats (CFDT, CFTC et CGC) n’apparaissent jamais à l’extérieur. Ils ne participent ni aux manifs ni à la vie publique. Il est même difficile de savoir combien de salarié•es y travaillent.

En janvier dernier, Lubrizol a reçu l’autorisation de construire un nouveau hangar de 1 600 m2, sans qu’aucune étude d’impact n’ait été diligentée par la préfecture. Comme cadeau aux patrons et dans la lignée de ses prédécesseurs, le gouvernement Macron a en effet supprimé un certain nombre de procédures pour « simplifier et accélérer les installations industrielles », ce qui a réduit considérablement les conditions de sécurité.

Autre problème gravissime : comme indiqué précédemment, Lubrizol avait stocké des milliers de tonnes de produits dangereux chez son voisin Normandie Logistique, transporteur… non soumis aux contraintes Seveso. Les industriels (ce n’est pas un scoop) peuvent donc faire ce qu’ils veulent.

« Je suie Rouen »

Il y en a douze autres dans les parages, mais Lubrizol est la dernière usine chimique classée Seveso seuil haut sur la commune de Rouen. La ville s’est agrandie, la zone industrielle s’est vidée. Un projet de gigantesque écoquartier commence à se réaliser. Juste au pied de l’usine, sur un sol bourré des résidus de métaux lourds, d’huiles, charbons, etc. La métropole compte faire venir 17 000 nouveaux habitants, plutôt des cadres travaillant à la Défense. Pour les attirer, Rouen cherche donc à se donner un look « vert ». Argument : depuis la fermeture de la raffinerie Petroplus et de quelques ateliers polluants sur d’autres usines, on y « respire mieux » (sic). Avec Lubrizol, l’image verte est fortement écornée…

À l’heure où sont écrites ces lignes, on ne sait pas si Lubrizol restera à Rouen. Le gros de la population n’en veut plus, mais la métropole et le port y perdraient beaucoup d’argent. Quant aux salariés qui y travaillent, pour l’instant ils nettoient la casse, pour l’avenir on verra.

Côté indemnisation, plusieurs médias ont rapporté que Lubrizol avait débloqué un fonds de solidarité de 50 millions d’euros pour tous les agriculteurs touchés par l’incendie. Mais la direction de Lubrizol a précisé qu’aucun montant n’avait encore été défini ou arrêté. En gros, les agriculteurs ne sont pas près de toucher un centime. Et les dossiers d’indemnisation ne risquent pas d’être traités dans l’urgence. En plus, si les éleveurs et laitiers touchent un jour des indemnités, ce n’est pas encore joué pour les maraîchers, notamment les « bio », qui vont sans doute voir leur label retiré. Comme il n’y a pas eu de victimes directes, d’habitations détruites, l’État semble jouer la montre et pense que tout ça va s’oublier avec le temps.

Lumière dans la suie, la catastrophe (Lubrizol parle d’un « incident ») a entraîné des réactions intéressantes. Des collectifs se sont créés, comme le Collectif Lubrizol. Pour l’instant, 130 personnes et quelques mairies ont annoncé porter plainte contre l’entreprise et l’État. Comme plus personne ne croit aux discours étatiques ni à ceux des patrons, c’est une forme de mouvement social qui se construit, mêlant syndicalistes, écolos, Gilets jaunes et simples quidams. Des manifs ont eu lieu (celle du 1er octobre était particulièrement imposante) ; des réunions aussi, mais qui pour l’instant ne débouchent pas sur grand-chose. Des professionnels de santé créent un réseau de surveillance sanitaire sur le territoire impacté. Des syndicalistes qui bossent depuis des années sur la santé au travail et les risques industriels sont également aux premiers rangs. Les révélations tombent jour après jour et une chose est sûre : le scandale et la lutte pour la justice n’en sont qu’à leurs balbutiements.

Jean-Pierre Levaray

1 Il en est sorti un ouvrage, fort recommandé, publié par Libertalia en 2016 : Je vous écris de l’usine. Jean-Pierre Levaray est également l’auteur de Putain d’usine (L’Insomniaque/Agone), qui a été adapté en bande dessinée, et du bien nommé Tue ton patron (Libertalia).

2 Le 21 septembre 2001, cette usine explosait à Toulouse, faisant 31 morts.

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