Surenchère sécuritaire

Roms à ranger

Nomadisme, mendicité agressive, rumeurs diverses sur ces Tziganes voleurs de poules, de ferraille et d’enfants… Depuis cet été, les Roms sont en première ligne du discours sécuritaire : tellement en marge et si idéalement visibles. Reportage à Marseille.

Expulsés le 28 juillet des squats dans lesquels ils s’entassaient à La Blancarde, à Marseille, une vingtaine de Roms, de cinq mois à 70 ans, se retrouvent dehors, Porte d’Aix. Même si quelques passants leur apportent à boire et à manger, ils campent sous des toiles de fortune dans l’indifférence générale. Pire encore, ils continuent de déranger et d’attirer certains regards hostiles, avec leurs matelas troués et leurs enfants qui jouent comme si tout continuait normalement. Et ces poussettes ! Chargées de « bordilles » récupérées, qu’ils gardent soigneusement, ils sont prêts à les embarquer à tout moment avec eux dans un avion, à moins qu’un sympathique camion poubelle commandité et escorté ne les balance entre temps, comme souvent !

« Excusez-nous on n’a pas passé l’aspirateur pour vous recevoir », annonce en roumain une jeune mère de sept enfants. Ouf ! Il reste l’humour. Ça rassure un peu. En même temps, on peut se dire que la place est jolie. De l’herbe, des pins, des fleurs encore ouvertes. Le problème c’est l’autoroute en haut, et la route tout autour, enfin, le problème c’est que cette tache de verdure n’est qu’un gros rond-point noyé dans les embouteillages à l’entrée de la ville. Mais il fait encore soleil, alors dormir sous les tentes, qu’ils nomment « villas », même déchirées, ou à la belle étoile, ça pourrait donner un air de prolongation de vacances. En fait, tout irait presque bien. Sans cette faim au ventre, sans cette soif aussi. Et sans ce réveil à l’aube du 26 août, que tous racontent, encore sous le choc. Quatre condés propres et bien nourris sont sortis de leur voiture en fanfare, le poste à fond, dansant et riant sous les regards apeurés des enfants somnolents, une matraque dans une main, une lacrymo dans l’autre, un sourire complice sur les lèvres, et qui s’esclaffèrent en chantant : « Il faut partir, allez, on va partir en Roumanie, lalala ! » Extrait d’« humour policier ».

Entre deux descentes, les femmes peuvent courir vendre en face les trois « estrasses » repêchées des poubelles par les maris partis échanger leurs kilos de cuivre et de fer contre quelques pièces1. Vite, vite, on traverse, vite on déballe, là, sur ce qui reste du « marché aux voleurs », vite, 50 centimes, y a pas les flics, faut acheter du pain, du lait pour les bébés, du jus pour les grands, de l’eau… Mais les condés sont déjà là-bas, tout près des tentes… trop tard… encerclés, les enfants qui dormaient dedans, réveillés par des grosses chaussures qui tapent au hasard. « Pschhiiiit », fait la gazeuse… Les enfants hurlent, toussent, pleurent, et sortent. Les mères courent en criant, affolées. Alors on déménage. Quelques mètres plus loin. Et tout le monde se resserre. Mais profil bas. Ils sont en tort. Ils sont roms, de Roumanie. Tziganes. Et dans toute leur histoire finalement, toujours en tort. Face à la peur d’être séparés, jetés en prison, éloignés des enfants, ils se taisent et passent leur journée sur la pointe des pieds, et pourtant tellement visibles. Ils demeurent ces figures de misère inassimilables à la société moderne de 2010 ; comme à celle de 1940 où les nomades français furent assignés à résidence « par mesure de sécurité nationale » puis, pour certains, internés dans des camps jusqu’en 1946 ; ou encore celle de 1666 quand Louis XIV décida de les envoyer sans autre forme de procès aux galères à perpétuité, de raser les cheveux de leurs femmes et de placer leurs enfants dans des hospices.

« L’avion vient lundi » (le 6 septembre), leur a-t-on dit. Et là, ils ne savent plus trop ce qui est mieux. Rentrer au milieu des Roumains et avoir faim : « Là-bas, y a rien, dit Costel, 28 ans, qui multiplie les allers et retours Marseille/Blaj depuis 7 ans et parle français. Aucun travail pour nous. Tous les patrons, ils préfèrent pas les Roms. Et puis il faut donner un cochon, ou une poule au patron, et nous on peut pas. Ça marche comme ça là-bas. Alors on vit de l’allocation enfant. 35 euros par mois. Mais c’est rien 35 euros par mois pour une famille. » D’un autre côté, rester en France cela signifie veiller jour et nuit sur les enfants, sous des regards méprisants, avec ces accès de violence xénophobe et policière. André, la quarantaine, explique en désossant des fils de cuivre récupérés sur un appareil électroménager : « Nous les Tziganes, on reste jamais au même endroit, on change toujours de lieu, tous les 3 ans, comme ça… on est un peu comme des touristes… » Des campeurs loqueteux, qui ne passent pas l’aspirateur sur le rond-point de la Porte d’Aix, et sur qui les flics vident leurs stocks de lacrymo.


1 Le prix du cuivre et du fer passe du simple au double selon qu’on est français ou roumain. Ainsi le taux d’échange du fer est de 8 centimes le kilo si le vendeur est roumain (soit 80 euros pour une tonne de ferraille, ce qui veut dire un sacré tas de poubelles !), et de 1,60 euro pour un Français.

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Paru dans CQFD n°81 (septembre 2010)
Par Cécile Février
Mis en ligne le 28.10.2010