Metropoliz : squat romain

Quand l’art fait rempart

Il y a des usines de charcuterie qui connaissent un bien étrange destin. Celle de la fabrique Fiorucci, située en banlieue Est de Rome et à l’abandon depuis vingt ans, a été récupérée en 2009 par un groupe de 200 migrants, précaires et sans-abri. Puis au fil des ans, ce squat d’habitation, le Metropoliz, s’est transformé en gigantesque œuvre d’art collective et en musée autogéré. Visite guidée.
Par Baptiste Alchourroun

Rome, juillet 2016. Cela fait deux mois que je suis hébergée au Metropoliz. Ce soir, il fait très chaud. Tellement que beaucoup des 200 habitants restent dans la cour de l’ancienne usine, en quête d’un peu de fraîcheur. Pour la première fois, j’ose sortir mon enregistreur – quelque chose m’en avait empêché jusqu’à présent. Les habitants y sont pourtant habitués : les visiteurs sont nombreux, qui passent, posent des questions, prennent des photos et tournent des vidéos.

Cinq enfants roms s’assoient à côté de moi, sur une marche en béton contre le mur de l’usine, un peu à l’écart du va-et-vient d’adultes parlant en roumanì. Ils ont accepté d’être interviewés collectivement. Sans doute parce que je les connais bien : je ne cesse de les croiser dans la cour. Mais c’est la première fois que je les sens intimidés. Ils ont d’ordinaire le contact très facile, y compris avec les adultes, mais voilà qu’ils n’osent plus dire un mot. L’enregistreur fait barrière. Et je me sens gênée de le leur imposer, comme si je profitais de l’intimité qui s’est créée entre nous.

Mais je les questionne quand même – je tiens beaucoup à recueillir leur sentiment sur cette initiative hors-norme qu’est le Museo dell’Altro e dell’Altrove di Metropoliz (en un acronyme, le MAAM). Qu’est-ce que les habitants en pensent ? Aimeraient-ils que les horaires de visite ne soient pas seulement limités au samedi ? Les visiteurs empiètent-ils parfois sur leurs espaces de vie ? Le plus à l’aise des enfants me répond au nom des autres. M’explique qu’ils ne se sentent pas trop concernés par le musée, mais que les visiteurs ne les dérangent pas. Et que non, ils n’ont jamais pensé à devenir guide ou artiste. C’est vrai, j’avais oublié : ils seront tous footballeurs. En attendant, ils se disent bien ici – il ne manque qu’une grande piscine et une salle de jeux vidéo pour que ce soit parfait. Et ils l’assurent : le musée est très important pour les habitants, parce qu’il leur permet de « rester dans leurs logements ». S’ils n’ont pas été expulsés, c’est « grâce aux dessins ». Et à tous ces visiteurs « qui viennent les voir ».

Entrées à prix libre

Mais avant de parler de « dessins », il faut en dire plus sur ce lieu à part. Son histoire a débuté en 2009, quand un groupe de 200 migrants, précaires et sans-abri, soutenus par le mouvement des Blocchi Precari Metropolitani, a décidé d’occuper une ancienne usine de charcuterie désaffectée depuis plus de vingt ans, dans la banlieue est de Rome. L’ex-fabrique Fiorucci, sur la rue Prenestina, la route principale du quartier Tor Sapienza, avait été repérée depuis un moment : elle ferait un lieu idéal où habiter le monde. Notamment à cause de sa taille : l’ancienne usine s’étend sur 15 000 mètres carrés. Elle est constituée de plusieurs structures, qui remplissaient diverses fonctions (enclos à cochons, abattoirs, cellules réfrigérantes, labo de production, stockage). Et est entourée d’un large mur d’enceinte, interrompu en son côté sud par le portail vert de l’entrée principale. Sur ce dernier, plein de boîtes aux lettres aux noms des habitants, témoignant de leurs origines très diverses – Italie, Roumanie, Pérou, Maroc, Érythrée, Éthiopie, Saint-Domingue, Soudan...

La très grande majorité d’entre eux réside ici depuis le début – il n’y a pas eu d’arrivants en huit ans, sinon des nouveau-nés et des membres de familles déjà installées rejoignant leurs proches. Tous logent dans de petites maisonnettes de bric et de broc, certaines construites autour de la structure principale, d’autres à l’intérieur. Les conditions de vie n’y sont pas toujours faciles. La chaleur, l’été. L’humidité, l’hiver. L’absence de chauffage. Une électricité parfois défaillante. Et la débrouille, toujours. De nombreux occupants ont un petit boulot – ils font des ménages, gardent des enfants, vendent des bricoles – mais personne ne roule sur l’or. Quant aux Roms, beaucoup passent leur journée à récolter de la ferraille pour la revendre. Le samedi, une dizaine d’habitants s’occupent du musée, pour son ouverture hebdomadaire au public. Ils se chargent du ménage, des cuisines, de l’accueil des visiteurs. Pour rétribution, ils se partagent les euros récoltés à l’entrée (à prix libre) et à la cantine – voilà le seul argent généré par le MAAM.

Œuvre d’art collective

L’idée de ce musée à part s’est progressivement imposée au fil des ans. Le mérite en revient notamment à un documentaire, Space Metropoliz, réalisé en 2011 et 2012 par Giorgio de Finis et Fabrizio Boni. Dans le cadre du tournage, nombre d’artistes sont venus contribuer gratuitement à la valorisation esthétique du lieu, en créant des œuvres sur les murs de l’usine. La participation a été telle que les réalisateurs ont ensuite décidé, avec l’accord des habitants, d’en faire un musée ouvert au public. Le MAAM, donc. Pas un musée au rabais, hein : sa collection affiche la bagatelle de 500 œuvres. Et elle constitue une véritable barricade artistique. D’autant que certaines créations sont le fait d’artistes bénéficiant d’une reconnaissance certaine – y compris financière – sur le marché de l’art. C’est là l’un des intéressants courts-circuits dont joue le MAAM : il se sert de la spéculation artistique pour mettre en échec la spéculation immobilière. Une tactique à laquelle a eu aussi recours, entre autres, le centre social occupé XM24 à Bologne, menacé d’expulsion et recouvert d’une magnifique œuvre du street-artiste Blu en 2013 1. Renversement.

L’ancienne usine est ainsi devenue œuvre d’art collective, part vivante du patrimoine public. Ce qui complique la tâche de qui voudrait expulser les habitants. C’est pourtant l’intention du propriétaire des lieux, qui souhaite raser l’ancienne usine pour bâtir des résidences modernes. Pour l’instant, il en est pour ses frais : difficile d’envoyer des pelleteuses détruire des œuvres d’art. Ça fait mauvais effet... Difficile, mais pas impossible : la menace d’expulsion plane toujours. Et un procès est aussi en cours contre quatre des occupants pour vol d’électricité. Bref, rien n’est gagné. L’art fait rempart, mais ne résout pas tous les problèmes.

Prendre position

Au MAAM, pas question d’argent. Tous les artistes présents s’y sont investis bénévolement. Et le lieu n’a jamais bénéficié de quelque financement que ce soit, privé ou public. « En réalité, chaque artiste signe avec son œuvre une pétition virtuelle en faveur de Metropoliz, souligne Giorgio de Finis, désormais curateur du musée. Il prend ainsi position contre la précarité de la vie, pour le droit au logement, la liberté de mouvement, la beauté, l’art et la culture pour tou.te.s. » En clair, l’art se retrouve véritablement inscrit dans la réalité. Ainsi que dans ses dommages éventuels : pas question de protéger les œuvres. Les artistes acceptent de fait qu’elles puissent être endommagées. Abîmées par le jet de ballon d’un enfant, décolorées par le soleil ou encore détériorées par une fuite d’eau imprévue.

Reste une question. Si les artistes exposés acceptent que leur travail soit mis au service d’une grande œuvre collective, et s’ils le font bénévolement, certains tirent quand même profit de la visibilité désormais assurée par le MAAM. En filigrane, une interrogation pointe : l’art se met-il réellement au service de ce bâtiment occupé et de ses habitants ? N’existe-t-il pas un risque que ce soit l’inverse – le côté urbain du squat, avec ses occupants pauvres et marginalisés, servant d’écrin « exotique » aux œuvres d’art ? Le doute existe. Mais ce qui est sûr, c’est qu’au MAAM se rencontrent, se croisent et souvent s’écrasent nombre des contradictions de notre réalité contemporaine. Le centre et la périphérie. Le « haut » de l’art et le « bas » des bidonvilles. La richesse et la pauvreté. Une coexistence des extrêmes en mouvement constant. Mais avec toujours cette idée de mettre l’art au service des luttes, de le pousser à prendre position. C’est déjà beaucoup.

Diletta Moscatelli

1 Las, la protection n’a eu qu’un temps. En mars 2016, Blu a décidé d’effacer toute trace de ses vingt années d’interventions à Bologne, recouvrant ses œuvres (et il y en avait beaucoup) de peinture grise. L’artiste entendait protester contre la « thésaurisation privée » du street-art. Quant au centre social XM24, son expulsion était annoncée pour le 30 juin.

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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Diletta Moscatelli
Illustré par Baptiste Alchourroun

Mis en ligne le 03.03.2020