Délit de solidarité

Procès de maraudeurs solidaires à Gap : « Vous n’avez aucune espèce de preuve »

Ce 27 mai, le tribunal de Gap a condamné deux maraudeurs solidaires à deux mois de prison avec sursis, selon une information du Dauphiné libéré. Accusés d’avoir fait passer la frontière franco-italienne à une famille afghane, ils assurent être restés du côté français.
Par Juliette Iturralde.

Mise à jour du 27 mai : d’après le Dauphiné libéré, les deux maraudeurs viennent d’être condamnés à 2 mois de prison avec sursis. Nous republions ici notre compte-rendu de l’audience du 22 avril.

***

Jeudi 22 avril au tribunal de Gap, le procureur a requis deux mois de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de séjour dans les Hautes-Alpes à l’encontre de deux maraudeurs bénévoles. Accusés d’avoir fait passer la frontière franco-italienne à une famille afghane, ils assurent être restés du côté français. L’accusation ne dispose d’aucune preuve, hormis les déclarations de gendarmes basés en Bretagne qui prétendent avoir vu les maraudeurs franchir la frontière, pourtant difficilement repérable par des yeux non initiés parce que matérialisée par rien.

Le 19 novembre 2020, Antoine et Timothée1 étaient en maraude à la frontière franco-italienne, non loin du col de Montgenèvre (Hautes-Alpes). Investis de longue date dans le soutien aux exilés qui rejoignent la France par les périlleuses cimes alpines, les deux bénévoles portaient assistance ce jour-là à une famille afghane : un père, une mère enceinte de plus de huit mois et leurs deux enfants. Ce geste d’humanité leur a valu une garde à vue, puis une comparution devant le tribunal de Gap.

Ce 22 avril donc, une question agite particulièrement les magistrats : de quel côté de la frontière les maraudeurs bénévoles ont-ils pris en charge la famille afghane ? Si c’est côté italien, les deux prévenus risquent cinq ans de prison pour « aide à l’entrée » irrégulière d’étrangers sur le territoire français. Si c’est côté français, ils ne risquent rien, puisque leur soutien ayant été apporté à titre gratuit, ils peuvent bénéficier d’une sorte « d’immunité humanitaire » applicable à « l’aide au séjour » et à « l’aide à la circulation » d’étrangers sans-papiers2.

Une « carte IGPN » pour localiser la frontière

Une chose est sûre : dans cette zone-là, il est très difficile de localiser la frontière avec précision. Elle n’est matérialisée ni par une quelconque clôture, ni par un sentier, ni par une rivière.

Pour le reste, les versions divergent. Trois gendarmes mobiles prétendent avoir vu la famille franchir la frontière avec les maraudeurs. Ces derniers rétorquent que « c’est impossible ». Antoine : « On est équipés de cartes IGN précises sur toute la zone de Montgenèvre. […] On sait qu’il y a une répression très particulière sur les personnes solidaires, on fait attention à ne pas donner de prétexte [à une arrestation] ».

Par visioconférence, un des gendarmes réitère ses accusations : «  Je les ai vus franchir la frontière dans le vallon au-dessus de la PAF [Police aux frontières] ». Mais en dehors de cette assertion lapidaire, le militaire ne livre aucun détail topographique permettant de localiser le point précis où la frontière aurait été franchie par les maraudeurs. D’ailleurs, remarque Me Vincent Brengarth, l’avocat de la défense, aucune carte, aucun plan, aucun schéma ne figure au dossier. Interrogé sur ce point, le gendarme répond à côté, et par un joli lapsus : « On a une carte IGPN [sic] dans le véhicule.  »

Dans le dossier, on ne retrouve aucune photo non plus. Pourquoi n’avoir pas pris un cliché de la scène, ne serait-ce qu’avec un téléphone ? « Parce que [c’était] mon téléphone personnel », répond le gendarme mobile, appartenant à un escadron basé à Pontivy (Morbihan). Ce n’était que sa deuxième mission à la frontière haute-alpine. En guise de formation, il n’avait eu droit qu’à « deux jours de tuilage » avec les effectifs locaux. Un peu court, estime la défense, pour être si sûr de soi quant à la localisation de la frontière…

« 520 personnes » secourues depuis septembre

Deux autres témoins sont appelés à la barre. D’abord, un docteur de Médecins du Monde, qui rappelle les dangers qui guettent les exilés traversant la frontière : «  Il y a parfois des gelures malheureusement, il y a un Monsieur en ce moment à l’hôpital de Briançon qui va être amputé.  » Évoquant la dernière personne migrante morte en date (début 2019 par hypothermie), il explique que depuis un peu plus d’un an, les bénévoles voient arriver de plus en plus de familles : depuis septembre, « 520 personnes » ont été secourues par l’unité mobile montée par Médecins du Monde et l’association locale Tous Migrants, dont une centaine d’enfants et un nombre non négligeable de femmes enceintes.

Témoigne ensuite une bénévole de Tous Migrants, qui était présente à la frontière le 19 novembre et raconte qu’il y avait ce jour-là plus d’effectifs policiers qu’à l’accoutumée. Elle décrit les prévenus comme des maraudeurs expérimentés et explique en substance qu’ils auraient été vraiment débiles de franchir la frontière avec des exilés en plein jour alors que la surveillance était si forte. De plus, elle rappelle que chez Tous Migrants, il y a une règle de base : ce franchissement de la frontière est « une ligne rouge ».

Question topographie, la bénévole solidaire est incomparablement plus précise que le gendarme : « La frontière, dans ce vallon, elle est dix mètres au-dessus des dernières maisons » du village de Clavières, en Italie.

« Est-ce que c’est grave  »

Le procureur commence son réquisitoire en parlant de «  la crise migratoire qui a impacté le territoire des Hautes-Alpes  » et encombre son agenda judiciaire : « Les passeurs représentent la moitié des détenus de la maison d’arrêt de Gap : 13 sur 26.  » Ces passeurs, poursuit-il, exploitent la misère des migrants en se faisant rétribuer. Mais « on doit reconnaître que les prévenus de ce jour ne sont pas des passeurs classiques  » et qu’ils ont agi par solidarité.

Cependant, le parquetier rappelle au tribunal qu’il doit juste juger s’il y a eu ou non aide au franchissement de la frontière, quels qu’en soient les motifs. L’assistance aux étrangers (sans-papiers) «  est légale dès lors qu’elle est réalisée en France et pour des motifs humanitaires » (et, ajoute-t-il, il est autorisé de s’affranchir du couvre-feu pour ça – les nombreux membres de Tous Migrants verbalisés cet hiver en maraude apprécieront la nouvelle). Mais « il est interdit de faire rentrer un étranger en France quels qu’en soient les motifs ».

Or, à ses yeux, « la procédure ne [laisse pas la place au] moindre doute » : «  Les procès-verbaux des gendarmes font foi jusqu’à preuve du contraire. » Pour lui, l’infraction est donc clairement constituée.

Reste une question : « Est-ce que c’est grave ? » Il se répond tout seul : « Je considère qu’on aurait pu éviter cette audience », mais il aurait fallu que les prévenus reconnaissent les faits et fassent « amende honorable » pour qu’on leur propose « une mesure alternative aux poursuites  ».

Grave ou non, le procureur requiert tout de même deux mois de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de séjour dans le département des Hautes-Alpes.

Rendez-vous le 27 mai

En défense, Me Brengarth développe une stratégie à plusieurs étages. D’abord, il remet en cause le bien-fondé de la loi pénalisant l’aide à l’entrée sur le territoire quand elle est désintéressée. Selon lui, ce texte est « archaïque » et contrevient à une directive européenne3. Puis au détour d’un raisonnement juridique complexe remettant en cause la légalité de la garde à vue qu’ont subi ses clients, il rappelle que la famille afghane avait le droit de déposer l’asile à la frontière – ce dont il n’est aucunement fait mention dans la procédure, où l’on apprend au contraire que les exilés ont été renvoyés en Italie, d’où ils ont fini par réussir à passer en France quelques jours plus tard...

Enfin, l’avocat conteste tout bonnement la réalité des faits reprochés, à savoir le franchissement de cette foutue frontière. « Vous n’avez aucune espèce de preuve matérielle », assène-t-il aux magistrats, rappelant qu’au cours de la procédure, « aucune précision géographique n’a été demandée  » aux gendarmes qui ont procédé à l’interpellation. Il demande donc la relaxe.

Le jugement sera rendu le jeudi 27 mai à 13 h 30, une demi-heure avant le début, à Grenoble, de l’audience d’appel d’une affaire ressemblante et emblématique : celle des « 7 de Briançon ».

Clair Rivière

1 Prénoms modifiés.

2 Lire « Le délit de solidarité se porte bien, merci », CQFD n°168 (septembre 2018).

3 Le procureur n’est pas d’accord avec l’avocat sur ce point.

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1 commentaire
  • 27 avril 2021, 20:17, par Sonny

    c’est injuste !

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