Hommage aux morts isolés

« Ne pas être enterré comme un chien »

La pauvreté et l’isolement se poursuivent jusque dans la tombe. De nombreuses personnes en grande précarité ou à la rue sont ainsi privées de funérailles décentes. Une situation qui n’émeut pas grand monde en dehors d’une poignée d’associations. De Rennes à Paris en passant par Marseille, leurs membres se démènent pour organiser des cérémonies dignes pour celles et ceux dont l’existence a été volée par la galère.
Dessin de Théo Bedard

« Tous les soirs, lorsque je m’endors, je sais que le lendemain j’ai perdu 200 grammes. » Dans la rue, on meurt d’usure, comme s’y attendrait presque Samir1. On meurt de suicide, de maladie, d’accidents. On meurt aussi d’épuisement comme ce fut le cas d’un autre Samir, dit « Samy », âgé de 48 ans, parti à l’hôpital pour se soigner et mort d’épuisement de ne l’avoir jamais trouvé2. Mourir à la rue, c’est mourir deux fois. On y meurt d’abord physiquement. Puis on y meurt symboliquement, quand la société tue le souvenir.

En 1989, quand Patrick et ses camarades se rendent au cimetière de l’Est, à Rennes, pour se recueillir sur les tombes de leurs compagnons de rue, ils font ce triste constat : « On s’est dit que nous, les gens de la rue, on était vraiment enterrés comme des chiens. » Un écœurement qu’il partage alors avec Jean-Marie, résident du foyer Saint-Benoît Labre, à qui on venait de demander de reconnaître le corps de Daniel, son compagnon de galère : « Il allait être enterré avec ses habits tout pourris. » Une idée germe et finit par aboutir : en 1998, ils montent le collectif Dignité cimetière afin d’« offrir » une mort respectueuse aux personnes sans ressources. Leurs objectifs ? Veiller à ce que les corps soient lavés, correctement habillés, présentables même après une autopsie. Que les personnes soient inhumées ou crématisées (et tant pis si ça coûte plus cher !) en présence de proches avertis du décès. Que soient indiqués leurs nom, prénom, date de naissance et de mort à l’endroit de la sépulture. Qu’elle soit de qualité et régulièrement entretenue. Des évidences qui, pour « les gens de la rue », constituent une véritable bataille.

Un vaste réseau

Créée en 2003, l’association Marseillais solidaires des morts anonymes mène le même type d’actions que celle de Rennes. « On n’est pas très nombreux », précise Éric Saint-Sevin, son président, avant d’expliquer que « les bénévoles sont aussi investis dans des collectifs qui aident ces personnes isolées, quand elles sont encore vivantes ». Les deux collectifs appartiennent à un vaste réseau réunissant une cinquantaine d’associations présentes dans une vingtaine de villes et rassemblées au sein du collectif Les Morts de la rue, créé en 2002 et basé à Paris. Chaque groupe local est indépendant de l’association nationale et a ses spécificités, mais leur mission reste commune, précise la présidente, Bérangère Grisoni : « Accompagner les morts isolés, qu’ils soient sans-abri ou non, et toute personne pour laquelle aucun proche susceptible d’assister aux obsèques et à la mise en terre n’a été retrouvé. »

Réunissant quelques salariés et davantage de bénévoles que les groupes locaux, le collectif Les Morts de la rue agit sur d’autres terrains. Le premier est d’alerter sur le fait que vivre à la rue mène à une mort prématurée aux causes souvent violentes et brutales. Pour cela, il pilote chaque année, depuis 2012, une enquête intitulée « Dénombrer et décrire3 ». Le dernier rapport, sorti le 27 octobre dernier et qui porte sur l’année 2020, est accablant : il recense 670 décès de personnes ayant vécu pendant un temps sans domicile fixe. Chiffre qui, selon les membres du collectif devrait plutôt se situer autour de 2 000 décès par an, de nombreuses morts échappant aux radars de l’enquête.

Accompagner les proches

Depuis ses débuts, le collectif Les Morts de la rue accompagne aussi les proches qui leur signalent un décès ou cherchent des renseignements à propos d’une personne disparue. Bérangère Grisoni précise : « Ce mot “proche”, on l’emploie au sens large. On y met la famille, le copain de rue, les voisins ainsi que les professionnels qui ont rencontré la personne décédée. » Un soutien d’autant plus nécessaire pour les camarades de galère qui ne sont pas forcément en lien avec les chambres mortuaires et à qui on refuse parfois l’accès aux informations. Le but du collectif est alors de faire en sorte que le travail de deuil se déroule correctement, que les proches n’apprennent pas un décès par hasard et que les compagnons de rue de la personne décédée puissent célébrer leur ami et se sentir reconnus. Pour accompagner ces proches, le collectif a également monté un groupe de parole autour de la question du deuil.

L’ensemble de ces missions a permis à Bérangère Grisoni de répondre à quelques-unes des interrogations qui la traversaient lorsqu’elle travaillait au 115, dans les années 2000 : « Quand je me suis retrouvée pour la première fois confrontée au décès d’une personne sans-abri que je suivais, je me suis posé plein de questions : est-ce qu’on va aux obsèques ? Est-ce qu’on écrit un petit texte ? Est-ce que je préviens sa maman, avec qui j’étais aussi en lien ? » Bérangère a bien senti que ces réflexions embarrassaient son équipe : « Ici, on s’occupe des sans-abri vivants, lui a-t-on rétorqué. Il est mort, c’est plus de notre ressort. » Elle s’est alors tournée vers le collectif Les Morts de la rue afin de pallier ce manque de considération.

Récolter des informations

En 2004, le collectif national signe une convention avec la Ville de Paris. Il sera désormais informé par l’institut médico-légal et les services funéraires du décès des personnes dont les services publics n’ont pas retrouvé les proches. « La plupart des collectifs surveillent aussi les pages nécro des médias locaux. En fonction des conventions qu’ils ont établies dans leur ville, ils sont avertis par les hôpitaux, les centres d’hébergement d’urgence ou les pompiers, mais aussi par des particuliers qui s’inquiètent de ne plus voir un sans-abri qui dormait devant leur immeuble », précise Bérangère Grisoni. Les maraudes, que la plupart de ces collectifs effectuent quotidiennement, permettent aussi de faire remonter des informations sur les disparus. Les Marseillais solidaires des morts anonymes ont quant à eux signé une convention avec l’AP-HM4. « Cette convention nous autorise à aller à la chambre funéraire de l’hôpital de la Timone ou de l’hôpital Nord et à être en lien avec l’institut médico-légal, note Éric Saint-Sevin. Il nous envoie par mail le nom, le prénom et l’année de naissance, nous signalant au passage que la personne est sans famille. »

La mort d’une personne isolée et sans ressources est d’abord considérée comme un « problème » à résoudre, le plus rapidement possible. C’est ainsi que les enquêtes administratives pour retrouver les familles tournent souvent court, que les hôpitaux, la police ou l’institut médico-légal peuvent parfois négliger de prévenir les associations concernées, qui représentent pourtant un des rares liens maintenus avec la personne à la rue. Éric Saint-Sevin rappelle ainsi que deux ou trois fois par an, des personnes sont enterrées sous X : « Je connaissais un sans-abri qui vivait devant l’église Saint-Victor, à Marseille. Il se faisait appeler Ali dans le quartier et par les maraudeurs. Mais impossible de retrouver sa vraie identité au moment de sa mort. On l’a donc enterré sous X. »

Depuis 2015, des volontaires en service civique au sein du collectif Les Morts de la rue tentent d’identifier les personnes dont ils savent peu de choses en accrochant des affiches, accompagnées de bouquets de fleurs, sur un banc, une bouche de métro. L’idée étant de signaler le décès et d’appeler ceux et celles qui connaissaient le défunt à contacter le collectif. Les volontaires interrogent aussi voisins et commerçants pour recomposer les puzzles de ces vies souvent morcelées et faire vivre la mémoire des personnes sans-abri décédées.

Veiller à la dignité des funérailles

Pour les collectifs, s’assurer que les funérailles se déroulent de manière décente est également essentiel : « Les pompes funèbres téléphonent deux ou trois jours avant l’inhumation pour nous donner l’heure et le jour, raconte Éric Saint-Sevin, de l’association marseillaise. Nous prenons un temps à la chambre funéraire de l’hôpital, pour ensuite partir avec le convoi, direction le cimetière Saint-Pierre. » Une rose est alors déposée sur la sépulture. Puis vient parfois le moment des témoignages : « Si l’un de nous connaissait la personne, il prend la parole et raconte une anecdote. »

Parce qu’il est souvent difficile de connaître les dernières volontés des plus isolé·es, prudence et neutralité sont de mise lors de ces cérémonies. Ces collectifs ayant une approche non confessionnelle, les cérémonies d’inhumation sont laïques par défaut – sauf s’ils ont pu vérifier la confession de la personne. « On est très vigilants là-dessus, note Bérangère Grisoni. Quand on est approchés par des religieux qui veulent rendre un hommage à certains morts parce qu’ils ont vu que le nom avait une certaine consonance, on ne laisse pas passer. »

Recycler des cadavres

En principe, toute personne a droit à un enterrement décent. Et les municipalités ont l’obligation d’inhumer gratuitement les personnes sans ressources ni famille identifiée décédant dans leur circonscription. Dans les faits, il ne fait pas bon mourir dans la précarité et l’isolement. À Paris par exemple, la mairie attend qu’il y ait quatre corps à inhumer pour les transporter ensemble jusqu’au cimetière afin de réduire ses frais. Les personnes sont ensuite enterrées dans un « carré pour indigents », aussi appelé « terres communes ».

Dans certains cimetières, ces emplacements ont été remplacés par des tombes identiques, placées dans des « caveaux à décomposition rapide » permettant à la municipalité de récupérer l’usage de la concession au bout de cinq ans minimum. Équipées d’un système d’introduction et d’évacuation d’air, ces sépultures en béton accélèrent le dessèchement du corps. Une technique honteuse pour le collectif rennais Dignité cimetière, dont Jean-Claude se fait le porte-voix : « Les caveaux à décomposition rapide sont une discrimination. On attend que les restes se réduisent à des ossements pour mettre un autre corps à la place. Il poursuit : On les transporte ensuite dans des carrés particuliers, où le nom de la personne n’est même pas inscrit. Pour qu’elles soient décentes, les sépultures devraient être mélangées et harmonisées avec d’autres concessions et pas parquées dans un “carré pour indigents” »

Pour Marcel, les « caveaux à décomposition rapide » s’apparentent aux conditions d’accueil qu’il a connues au sein des hébergements d’urgence : « On est pressé que les gens dorment, on est pressé de les foutre dehors. [...] un mec qu’on a déjà méprisé, oublié, mis de côté, on n’arrive pas à le respecter quand il est mort… On arrive encore à trouver un moyen pour le faire décomposer plus rapidement, pour pouvoir en faire des cendres et l’éliminer sans nom, sans rien5. » Même s’il n’est pas utilisé uniquement pour les personnes sans-abri, mais aussi pour tout individu n’ayant pas les moyens de se payer une concession, le « caveau à décomposition rapide » fait dire à l’anthropologue Daniel Terrolle que « la société recycle les cadavres de SDF comme elle le ferait de n’importe quel déchet6 ».

Par ailleurs, certaines mairies n’hésitent pas à renvoyer à d’autres communes la responsabilité de prendre en charge les corps des personnes ayant eu la mauvaise idée de mourir à quelques bornes du lieu où elles avaient l’habitude de survivre. Daniel Terrolle y voit un conflit comptable indécent à propos de la gestion des cadavres des personnes sans-abri : « La règle “à chacun ses pauvres” prévalant dans la gestion des vivants perdure ainsi post-mortem. […] Si notre société gère ainsi le “désordre” causé par la mort, elle le fait au nom d’une efficacité et d’une rationalité économique qui ne la transcendent pas. Elle absorbe ces cadavres, elle les assimile dans sa comptabilité. Le deuil ici n’a pas sa place »7. Pour rappeler les municipalités à leurs devoirs, le collectif Les Morts de la rue fait parfois pression à travers les réseaux sociaux.

Entretenir les sépultures

Une fois que la cérémonie s’est déroulée et que la personne a été inhumée, il faut ensuite gérer l’entretien des « terres communes » : pose de gazon synthétique sur les sépultures quand elles sont en béton, confection de cadres en bois posés sur les carrés en terre nue, personnalisation des lieux d’ensevelissement par des plaques métalliques gravées au nom du défunt et fixées sur un piquet en bois, etc. « À Marseille, il y a tous les ans au moins 1 500 personnes sans ressources et dont les familles ne peuvent pas prendre en charge l’inhumation qui se retrouvent dans ces carrés. La municipalité a pris beaucoup de retard sur leur aménagement », déplore Éric Saint-Sevin. Et quand ils existent, ils se dégradent vite, rage-t-il : « Six mois après l’inhumation, il n’y a plus d’allées, la terre s’enfonce et il y a parfois des trous. Un jour, alors qu’on accompagnait un mort isolé, on nous a même refusé l’accès à un carré car il s’effondrait. »

Une colère que partage Patrick, un des Rennais fondateurs de Dignité cimetière : « En 2004, on a été choqués de voir une sépulture commune délaissée, avec des plaques rouillées. Après l’aménagement des sépultures individuelles, nous ne pouvions pas accepter que les restes de nos camarades aillent dans un lieu aussi indigne. » Alors, Patrick et ses compagnons ont eux-mêmes rénové ces sépultures communes. « Plus de 600 heures de travail », précise-t-il. Chaque samedi, de juillet à début novembre, ils fleurissent les tombes de leurs camarades avec des fleurs cultivées dans un jardin que la mairie met à leur disposition.

Rendre hommage aux morts de la rue

À l’heure où ces lignes sont écrites, certains se préparent pour la Toussaint, prétexte pour rendre un hommage annuel aux morts isolés. « À Rennes, on invite les gens à venir au cimetière de l’Est par une campagne d’affichage dans les commerces et les maisons de quartier, raconte Dominique, de Dignité cimetière. Puis on se rassemble à l’entrée du cimetière et on part en procession vers la section concernée. On fait un temps de silence, on lit des témoignages, on fleurit les tombes. »

À Paris, l’hommage national, qui a lieu au printemps, est aussi l’occasion d’alerter sur les chiffres des morts de la rue. « Cette année, aux Buttes-Chaumont, on a réalisé un parcours chronologique composé de pots de fleurs. Les nom, prénom, date de naissance et de décès avaient au préalable été inscrits sur chaque pot. C’est lourd émotionnellement de voir plus de 600 noms de personnes décédées dans l’année », s’émeut Bérangère Grisoni.

Lors de l’hommage parisien d’avril 2019, Ervé, proche du collectif Les Morts de la rue, clamait sa colère et sa lassitude : « En vingt ans, j’ai perdu 22 compagnons de rue. Je pourrais vous parler de Marc, de Sergio, de Philippe, de Valérie, de Jipé, et de cette non-exhaustive macabre liste qui me fait dire que j’en serai bientôt à être hommagé. La rue, ça crève. Tout simplement [« Hommage aux morts de la rue », mortsdelarue.org (02/04/2019).]]. »

Et de conclure, s’adressant à son auditoire : « Vous êtes là, vous soutenez, il y a un peu de vie qui flotte au-dessus des cadavres de l’indifférence. »

Cécile Kiefer

1 Témoignage issu du recueil À la rue ! porté par le collectif Les Morts de la rue et édité en 2005 aux éditions Buchet-Chastel.

2 Ibid.

3 Avec l’appui de la Direction générale de la cohésion sociale et de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement.

4 Assistance publique-Hôpitaux de Marseille.

5 Témoignage issu de l’ouvrage cité en note 1.

7 « Privés de deuil », Daniel Terrolle, Le Nouveau Mascaret n° 55, 1999.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°203 (novembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « cette mort qu’on nous vole ». Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...

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