Kurdistan irakien

Maxmur, les semences de l’autonomie

Chassés dans les années 1990 de leurs villages de Turquie par la répression militaire, des dizaines de milliers de Kurdes s’exilèrent au nord de l’Irak. Sous la pression des Nations unies, Saddam Hussein leur octroya le camp de Maxmur dans un environnement hostile, pensant sans doute que les réfugiés n’y feraient pas de vieux os. Mais c’était sans compter sur leur ténacité. Reportage dans ce laboratoire politique et social sous l’égide du PKK.
Maxmur, Irak. Hussein dans la serre où les plantes souffrent du manque d’eau. Photo Loez

Un vent brûlant soulève des nuages de poussière en cette fin de juillet 2016. En pleine journée, le thermomètre grimpe jusqu’à 50°. En voyant les collines rocailleuses, arides et nues entourant le camp, on pourrait ajouter « soleil » et « sable » aux trois S, « stones, snakes and scorpions »  pierres, serpents et scorpions »], qui servent à Nihat, jeune enseignant de 26 ans, pour décrire l’environnement dans lequel les réfugiés de Maxmur s’établirent au début des années 1990.

« Nous voulons revenir dans notre village, même si nous devons souffrir pour ça. Ici, ce n’est pas chez nous », soupire Asiya, originaire des alentours de Cizre, en réajustant son fichu blanc qui encadre un visage marqué par les années et les épreuves. un souhait que partagent tous les habitants de Maxmur, pour qui le camp constitue toujours un lieu de séjour temporaire malgré les années écoulées. C’est aussi un souhait lointain pour les plus jeunes, nés ici ou partis trop tôt pour avoir un passeport turc.

« Nous ne voulons rien de l’État [turc], juste pouvoir vivre notre culture et parler notre langue », reprend-elle. Pour ces revendications, Asiya aura payé cher. Sur les murs ou l’étagère de la petite pièce à vivre, plusieurs photographies, certaines aux couleurs fanées, sont accrochées. Son mari et un de ses fils, qui ont rejoint la guérilla du PKK, sont morts. Deux de ses filles se battent au Rojava. « Aujourd’hui comme hier, l’État turc brûle nos villes », ajoute-t-elle, faisant allusion aux récents affrontements dans les villes du Kurdistan turc. Dans le camp, les murs de la maison dédiée aux martyrs sont recouverts de portraits. Asiya et d’autres mères entretiennent la mémoire de ceux qui sont tombés, proches ou enfants du camp. Les portraits les plus récents sont ceux de YPS (Unités d’autodéfense). Au moins une trentaine de jeunes de Maxmur ont rejoint ces jeunes militants kurdes qui ont déclaré l’autonomie dans les villes kurdes de Turquie avant d’être écrasés par l’armée turque.

Maxmur, Irak. L’élevage de moutons est courant dans le camp, à la fois comme activité économique et pour la consommation personnelle. Comme pour les serres, certains troupeaux sont collectivisés et les revenus partagés. Photo Loez

En dépit de l’hostilité des gouvernements irakiens, turcs, du KRG – gouvernement autonome affilié au clan Barzani qui dirige le Kurdistan irakien et rival du PKK – et la menace de Daech, les habitants de Maxmur ont réussi à survivre et à s’auto-organiser. Inspiré par les idées du leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan – lui-même influencé par la lecture du théoricien américain Murray Bookchin – ce système politique innovant porte le nom de confédéralisme démocratique.

L’auto-organisation s’est mise en place progressivement. Elle s’affiche au grand jour depuis que les Nations unies ont quitté le camp attaqué par Daech en août 2014, et que celui-ci a été libéré par les combattants du PKK à la fin de l’été 2014. Le camp, où habitent environ 15 000 personnes, est découpé en cinq districts (semt), eux-mêmes partagés en communes, c’est-à-dire en groupe allant de quinze à cinquante familles vivant dans un espace commun. Dans le conseil de chaque commune, auquel peut participer toute personne de plus de seize ans, on discute des problèmes de la vie quotidienne, qu’on essaie de résoudre ensemble.

La gestion du camp se discute au sein du Parlement (Meclîs). « Le Parlement existe depuis 1995, et l’organisation actuelle a débuté en 2008 », nous explique Leyla qui en est la co-présidente. Dans cette assemblée, co-présidée par un homme et une femme, siègent actuellement 91 personnes. Tous les deux ans, les membres des communes élisent les « parlementaires », pour deux mandats consécutifs maximum, ainsi que 29 représentants, lors d’une grande conférence qui permet également d’établir les règles de fonctionnement au sein du camp. Les soixante autres représentants sont issus des différents comités et associations du camp.

Maxmur, Irak. Atelier de confection pour les femmes. Photo Loez

Les comités et associations sont l’autre aspect de la vie démocratique du camp. Il y a neuf comités chargés de discuter et de décider des projets dans leurs domaines respectifs (social, « diplomatie », économie, éducation, femmes, etc.). Les problèmes de la vie courante (électricité, voirie) sont du ressort de la municipalité, également dirigée paritairement par un homme et une femme.

Les associations sont créées selon les besoins. Par exemple, la recrudescence de voitures dans le camp depuis deux ans a conduit à la création d’une association des conducteurs, qui s’occupe de la régulation du trafic et des prix du transport dans le camp. La question des transports s’était posée de façon dramatique suite à l’attaque de Daech en août 2014, durant laquelle beaucoup avaient été ralentis dans leur fuite faute de véhicules.

Les femmes ont une assemblée à part, non mixte. Asiya, jeune femme d’une trentaine d’années, en est une des responsables. Elle nous explique que leur rôle est d’animer des projets à destination des femmes. Elles traitent les problèmes de violence conjugale, ou ceux liés au mariage. Dans le camp, la polygamie est interdite, et les mariages précoces ont progressivement disparu. L’assemblée des femmes gère aussi une maison où peuvent se réfugier les femmes en conflit avec leur famille le temps que le problème soit réglé. Dans un souci d’émancipation économique, elles ont lancé une activité de fabrication de vêtements et une cafétéria dont les bénéfices permettent de financer leurs projets.

Asiya est également membre du comité de santé, car elle travaille comme infirmière dans le dispensaire du camp construit par les Nations unies. Les docteurs qui y travaillent sont en partie issus du camp, les autres viennent d’Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan irakien où siège le KRG. « Depuis l’attaque de Daech, nous manquons de médicaments. Nous recevons environ 120 patients chaque jour. Pour les opérations et les soins plus compliqués, il faut aller à Erbil. » La plupart des malades sont des femmes ou des enfants, qui viennent pour des problèmes de ventre ou de reins, à cause de la mauvaise qualité de l’eau du camp.

C’est d’ailleurs un des problèmes, avec l’électricité, qui préoccupent Bermal et Kendan, les deux co-présidents de la municipalité. « Nous avons du mal à trouver de nouvelles sources d’eau. Nous dépendons d’Erbil et du KRG, mais nous n’avons que peu de contacts avec eux. Même s’il n’y a pas d’embargo officiel, depuis deux ans, nous recevons peu d’aides de leur part et ils bloquent parfois les marchandises. Par exemple, nous avons du mal à réparer les installations électriques. » Il y a aussi un problème avec le ramassage des ordures ou l’entretien des canalisations pour les eaux usées, tâches que le village voisin est censé assurer. Mais, en raison de la crise politique du gouvernement autonome sur fond de corruption liée à la rente pétrolière, les employés ne reçoivent plus leur salaire. une partie de l’eau potable doit être achetée en dehors, les sources étant rares.

Maxmur, Irak. Fête organisée pour célébrer l’anniversaire de la libération de Kobané. Photo Loez

Néanmoins, à Maxmur, les rues principales sont relativement bien goudronnées, et les bâtiments entretenus. Ce sont principalement des maisons de plain-pied, même si quelques bâtiments à étages commencent à apparaître. Nombre d’entre elles possèdent un petit jardin, ce qui permet aux familles de cultiver des légumes et élever quelques volailles pour leur subsistance. Pour subvenir aux besoins vivriers du camp, deux projets collectifs ont été mis en place : la mise en commun de troupeaux de moutons et l’agriculture sous serre. Le projet de serres, soutenu par les Nations unies, remonte à 2011. De deux tentes, elles sont passées à douze. Sept d’entre elles sont exploitées de manière collective, chacune nécessitant la main-d’œuvre de deux familles. Les revenus sont alors partagés. Dans chacune des cinq autres, une famille se charge de son exploitation. une partie de la production permet l’approvisionnement de boutiques du camp en concombres, tomates, piments.

Hussein est originaire de la région d’Hakkari, à l’extrême sud-est anatolien. Issu d’une famille de paysans, il a dû apprendre à cultiver sous serre. Mais il peste contre le fait de devoir acheter cher des semences stériles qui ne se régénèrent pas. Données dans un premier temps par les Nations unies, elles sont aujourd’hui à leur charge. Il essaie tant bien que mal d’utiliser du fumier pour fertiliser le sol, plutôt que des engrais qui « salissent la terre » et qui « donnent un mauvais goût aux légumes, même si de l’extérieur ils semblent appétissants ». La crise économique en Irak n’a pas épargné le camp. Nombre d’adultes sont sans travail, d’autres travaillent à l’extérieur, souvent à Erbil, dans la restauration, l’hôtellerie ou sur les chantiers.

La population du camp est jeune et ne cesse d’augmenter. L’instruction est assurée par des enseignants issus du camp. Les enfants apprennent le kurmancî, dialecte kurde majoritaire en Turquie, dont l’enseignement là-bas a longtemps été interdit. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de communication avec les Kurdes d’Irak, où c’est le sorani, écrit avec l’alphabet persan, qui est pratiqué. De fait, « l’accès à l’enseignement supérieur reste rare, même si les choses s’améliorent », explique Nihat. Outre le problème de la langue, « les familles du camp étaient souvent des familles pauvres, rurales, peu habituées aux études, au départ ils ne voyaient pas l’intérêt pour leurs enfants de faire des études ». Les adolescents qui sortiront des écoles de Maxmur auront connu le confédéralisme démocratique dès le plus jeune âge. Il sera intéressant de voir comment à l’avenir ils s’empareront des idées de ce système politique, poursuivront son application et le feront évoluer.

Maxmur, Irak. Evidar et Mezgin répètent sous l’oeil attentif de Medya. Photo Loez

Pour les cadres du PKK, l’éducation est un objectif prioritaire : il faut d’abord éduquer et faire évoluer peu à peu les mentalités. Medya est une « guerilla » du PKK, originaire de Syrie. Elle enseigne la musique au sein du camp depuis quatre ans : violon, guitare et saz. Cheveux teints au henné et large sourire aux lèvres, elle explique que « l’art fait partie intégrante de la révolution ». Des ateliers de peinture, de danse sont également proposés. Le soir, jeunes et moins jeunes peuvent prendre le frais et se détendre dans les deux parcs construits par la municipalité. Seuls les bruits de bombardement et le passage d’avion de guerre rappellent que le front est à une vingtaine de kilomètres.

La sécurité du camp par rapport à l’extérieur est assurée, elle par les combattants du PKK depuis qu’ils l’ont repris à Daech. Ils logent en périphérie du camp, dans des bâtiments rudimentaires. Leurs interactions avec la population du camp restent limitées, mais ils sont assurés du soutien inconditionnel de celle-ci, y compris logistiquement. Depuis leur arrivée, les HPG [Force de défense du peuple, nom donné à la branche armée du PKK] ont érigé des tours de surveillance autour du camp, et pris le contrôle des montagnes environnantes. Car il n’y a pas que les djihadistes qui représentent une menace pour les habitants du camp.

Régulièrement, les tensions politiques entre le KRG et le PKK font que les peshmergas [soldats du Kurdistan autonome irakien] bloquent l’accès au camp, interdisant toute entrée et sortie, y compris en approvisionnement. La situation dans le nord de la Syrie, où le @|LIEN3a7b992|W1BZRC0+I3JlcGVyZXNd|@, émanation syrienne du PKK, a commencé à « implémenter » le confédéralisme démocratique exacerbe le litige avec les barzanistes qui ne se reconnaissent pas dans ce modèle et se sont rangés du côté de la Turquie contre le projet du Rojava.

La relative tranquillité dont bénéficie Maxmur de par son statut de camp sous protection des Nations unies a permis à cette expérience de s’assurer de quelques assises. Mais les défis à relever sont nombreux, à Maxmur comme au Rojava, alors que les intérêts économiques et impérialistes, les recompositions d’alliances, les cohabitations sociales et politiques, les tentations nationalistes ou les offensives sectaires menacent à tout moment les fragiles bases de l’autonomie démocratique.

Texte & photos Loez

Repères

PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan. Fondé en 1978 en Turquie, sur des bases marxistes-léninistes et indépendantistes, le PKK a connu une mutation idéologique dans les années 2000. Sous l’influence des théories de Murray Bookchin que son leader, Abdullah Öcalan, lit en prison, le PKK se revendique du confédéralisme démocratique – théorie mêlant la démocratie directe, l’écologie sociale et la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, ainsi que la critique de l’État-nation. Depuis l’été 2015, l’État turc a enterré les négociations de paix avec le mouvement kurde, ce qui a réactivé la violence dans le sud-est du pays.

KRG : Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Entité politique du nord de l’Irak reconnue par l’État irakien depuis 2005. Ce gouvernement est sous le contrôle patrimonial du président Massoud Barzani, allié des Occidentaux et des Turcs, en conflit avec le PKK, et dont le pouvoir légal est contesté depuis 2013.

PYD : Parti kurde syrien, considéré comme le parti frère du PKK, qui contrôle le Kurdistan syrien (Rojava).

Août 2014 : Après la prise de la ville de Sinjar et du nord de l’Irak par l’organisation État islamique et face à l’inaction des forces du KRG (peshmergas), les combattants kurdes des YPG (liés au PYD) et du PKK ouvrent un corridor pour permettre à la minorité yézidie, persécutée par Daech, d’évacuer vers la frontière syrienne.

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