Les zombies du « présentéisme »

Bien que stressés, pressés et délocalisés, certains travailleurs sont devenus « accros » à leur taf au point d’y laisser leur santé mentale. Une aubaine pour toutes ces boîtes de psy spécialisées dans la gestion des risques psychosociaux. Éléments de diagnostic.

La bonne nouvelle est tombée début septembre dernier : le taux d’absentéisme dans les entreprises françaises est à son plus bas niveau depuis 20071. En moyenne, le salarié français ne s’arrête plus que 14,5 jours par an contre 17,8 en 2009. L’heureuse nouvelle est colportée par l’Alma consulting group, un cabinet international d’expertise spécialisé dans le conseil en diminution de charges sociales et de coûts. Las, après avoir consacré le tire-au-flanc espèce en voie de disparition, le rapport pointe une épidémie en plein essor : le présentéisme. La symptomatologie du bobo ? Des salariés qui s’accrochent à leur fauteuil comme autant d’arapèdes à leur rocher pour un productivisme dérisoire, des zélés qui ne comptent plus leurs heures sup’ malgré un état physique ou moral au bord de la déglingue. Au final, un travailleur zombie, « présent physiquement, mais psychiquement absent ». Un drame humain mais pas que, puisque l’épidémie coûterait à l’Europe, ô désastre suprême, la bagatelle de 20 milliards par an.

« Le présentéisme regroupe des situations très différentes, explique le psychanalyste et psychiatre Christophe Dejours2. Il y a des gens arrêtés par leurs médecins qui continuent de travailler, parce que sinon ils pensent à leurs angoisses. Ils se plongent alors dans une forme d’activisme pour éviter que leur “pensée libre” ne reparte. Il y a des cas où les médecins sont obligés par leurs patients à délivrer des aptitudes au travail, alors même que la santé du salarié est menacée par ses conditions de travail. C’est l’exemple du gars qui bosse dans la métallurgie avec un taux de plomb dans le sang important. Ces gens prennent des

par Lasserpe

risques considérables avec leur santé tout simplement pour pouvoir bouffer. Enfin, il y a cette catégorie de travailleurs déjà fortement engagés dans leur boulot qui, si jamais leur boîte fait l’objet de dégraissage ou devient plus concurrentielle, compensent en travaillant davantage. »

À ce triptyque effrayant, il convient d’ajouter cette double menace extérieure qui pèse sur le monde du travail : un flicage des arrêts maladie en hausse constante et une crise économique grande pourvoyeuse de plans de licenciement. Un contexte anxiogène à l’origine du surinvestissement de certains salariés enclins à faire le paon devant leur hiérarchie, afin de ne pas faire partie de la prochaine brouette de lourdés. Quitte à y laisser sa santé. Un tableau qui ne saurait être complet sans un minimum d’analyse des derniers bouleversements du monde du travail. « D’un côté, on a détruit les formes de solidarité et isolé les gens ; de l’autre, on a promu le culte de la performance, résume Christophe Dejours. Dans ce nouveau schéma, le voisin, s’il réussit, devient une menace. Les gens se méfient, ils ne se parlent plus. Prenons un exemple : un open-space chez Renault. Un ingénieur a besoin d’un renseignement pour un reporting concernant une filiale en Roumanie, mais ce renseignement ne peut lui être fourni que par son voisin. Il ne lui pose pas directement la question, non, il lui envoie un mail, alors que les deux types bossent à deux mètres. Et puis comme il n’obtient pas de réponse à son mail, il renvoie son message avec une quarantaine de destinataires en copie pour l’obliger à lui répondre. Ici, on voit à quel point l’organisation du travail a détruit toute notion de vivre ensemble. »

Du coup, il ne faut pas s’étonner que la gestion des risques psychosociaux soit devenue un business au chiffre d’affaire inversement proportionnel à celui de nos dettes publiques. Un business largement favorisé par le « Plan d’urgence contre le stress au travail » pondu par le ministre du Travail en poste en 2009, un certain Xavier Darcos, suite aux vagues de suicides de France Télécom. Dans le sillage, c’est tout un tas de cabinets d’expertise et de conseil, plus ou moins en cheville avec le Medef, qui ont vu le jour. Des boîtes au blaze fleurant bon une SF de série B : Technologia, Altaïr Conseil, Axis Mundi et autre Psya, pour ne citer que les plus connues. Le crédo de ces psys du chagrin : travailleuses, travailleurs, nous allons vous aider à… vous adapter.

« Ces boîtes ne remettent jamais en question l’organisation du travail, ni ne s’intéressent vraiment à la psychologie individuelle, d’ailleurs, précise le professeur Dejours. Le principe est : quand ça ne va pas, c’est parce que les gens ne savent pas gérer leur rapport à la contrainte. Alors on va proposer des cours de yoga, de respiration, des médicaments. Récemment, j’ai appris que certaines sociétés donnaient à leurs salariés des carnets de tickets donnant droit à des entretiens avec des psychologues patentés. » Un ticket-psy contre deux tickets-restau, on devine les ravages de ce marché noir naissant.


2 Souffrance en France, éditions du Seuil, 1998. C. Dejours est par ailleurs titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers.

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1 commentaire
  • 7 décembre 2012, 20:13, par pupuce

    Vrai, à ceci près que pour le cadre qui parle par mail... il est coincé dans un système en effet intra-concurentiel qui l’oblige à douter de la parole de son « collègue » qui n’en a plus que le nom et qui pourrait fort bien, par esprit d’arrivisme ou simple trouillomètre affolé par la charrette de licenciements, lui refiler une info fausse sinon trompeuse de nature à compromettre la qualité de son travail. Ce qui le condamne, puisque les paroles s’envolent, à la communication exclusivement écrite, laquelle laisse des preuves, et si on y ajoute 40 témoins, c’est encore mieux pour se couvrir. Il serait de bon ton, je trouve, que les fameuses/fumeuses boîtes à psy-choses/psychoses qui pullulent sur le tas de fumier du job s’interrogent sur l’épidémie de paranoïa, maladie psychique hélas incurable et seule connue à ce jour pour sa co-morbidité indéniable au travers des systèmes familiaux et sociaux du patient, qui ravage les pays dits « développés ». A titre personnel j’en serais ravie, non que j’aie l’intention de revendre mon âme au diable travail un jour (et cet effet de repoussoir est totalement réciproque) mais tout simplement parce que le règne du message écrit qui laisse des preuves associé à celui de la paranoïa tue chaque jour un peu plus un art littéraire que j’apprécie bien trop pour pouvoir décemment m’en passer... les lettres d’amour. Bah vi. Et je ne reçois plus que des factures, alors que bon, sans me vanter, je mérite. Et c’est triste, et le « développement » qu’ils voudraient voir « partagé par tous », oh mon dieu les hérétiques, est déjà bien assez triste comme ça, je trouve. Voilà voilà.

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