Des mollahs aux nuits parisiennes : un aller-retour

Les vies de Ramiz

Au début des années 1980, Ramiz a quitté l’Iran pour la France, la bohème et la galère. Quinze ans plus tard, il est rentré au pays, tentant de vivre de son art, la sculpture, tout en blasphémant à voix basse. Portrait.
Par Eugène Riousse

« Je suis rentré en Iran pour les mollahs  !  » Œil rieur et sourire en coin, Ramiz ne croit pas un traître mot de ce qu’il dit. Nous non plus d’ailleurs. Il n’y a qu’à l’écouter pester sur le fondamentalisme religieux et raconter sa vie en France et ses folles virées dans les bars gays de la capitale pour en être persuadé. Après quinze années dans l’Hexagone, Ramiz a fait son retour en Iran ; il passe désormais le plus clair de son temps à sculpter le fer dans son atelier ou à travailler le bois dans une échoppe foutraque, qui transpire un mélange capiteux d’essences boisées et de cardamome. Autant dire qu’entre les différentes périodes de sa vie, c’est le jour et la nuit.

Grand huit et ring de catch

Quand, au début des années 1980, il part d’Iran pour apprendre le français, Ramiz ne pense pas s’éterniser sur place. Pendant un an, il fait tous les jours le trajet entre son foyer de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) et les salles de classe de l’Alliance française. Puis il fait ses bagages : direction Nancy (Meurthe-et-Moselle). Après deux années sur les bancs de l’université, le gouvernement iranien finit par lui sucrer la bourse avec laquelle il vivotait. Raté pour les études aux Beaux-Arts dont il rêvait. Ramiz aurait bien travaillé aussi, mais sans certificat de scolarité, plus de carte de séjour.

À ce moment-là c’est l’été, le temps des vacances et des cieux dégagés. Comme tous les ans, des forains viennent s’installer pour quelques jours aux abords de la ville. Quand Ramiz explique ses galères au patron, le patriarche n’hésite pas un instant : « Il m’a embarqué avec eux. Même sans les papiers. Il m’a prêté une caravane dans laquelle je dormais. La journée je travaillais, je préparais les manèges et le grand huit. Je bossais aussi sur le ring de catch. » Ramiz évoque cette période le sourire aux lèvres : « Le soir c’était la fête, on sortait beaucoup. Les copains, les femmes, l’alcool... » Avec les forains, il passera six années à regarder le paysage défiler. Une vie de bourlingue qui le conduit jusqu’au Luxembourg avant qu’il ne pose ses bagages à Chambéry (Savoie).

Le tour des vide-greniers

Tantôt ouvrier clandestin dans une usine de fabrication de couteaux, tantôt croupier dans une salle de jeux au sous-sol d’un vieux troquet, Ramiz aura tout fait. Quand les temps étaient durs et que le travail venait à manquer, avec un copain, il faisait le tour des vide-greniers. Sans rien d’autre dans les poches qu’un peu de monnaie, les deux amis débarquaient bien avant l’arrivée des premiers badauds, jetaient leur dévolu sur, par exemple, un lot de pinces à linge, puis louvoyaient de stand en stand à la recherche du même objet. Après avoir raflé toutes les pinces de la brocante, ils étalaient leur collection sur une nappe. La tactique était infaillible : une fois toute concurrence éliminée, leur butin s’écoulait sans le moindre effort. Ramiz conserve un souvenir amusé de ces périodes de vache maigre. En France, sa vie n’était pas simple et le frigo rarement plein, mais rien à voir avec ce qu’il vit aujourd’hui en Iran.

Des fins de mois difficiles

« À cause de l’embargo, le prix de la viande a quadruplé en quelques mois. Comme je bidouille à droite à gauche, j’arrive à en manger un peu. Mais beaucoup de gens ne peuvent même plus acheter de quoi se nourrir. Et ici, tu peux toujours chercher les colis alimentaires... » La vente de ses sculptures permet à Ramiz d’arrondir des fins de mois de plus en plus difficiles. Pas de quoi mettre du safran dans le ragoût d’aubergines, mais ça complète sa maigre retraite.

Quand le compte en banque se vide un peu trop, Ramiz remet sa casquette de factotum et s’en va travailler quelque temps dans l’hôtel le plus luxueux de la ville. À soixante balais bien tapés, c’est le genre de job dont Ramiz se passerait bien : « Je préférerais être dans mon atelier. » Et pour cause : ses étranges personnages faits de boulons, de fil de fer et d’acier fondu sont avant tout des exutoires. Fils d’un père forgeron qui ne lui a jamais transmis son savoir, Ramiz s’est mis à sculpter le jour où il a arrêté l’héroïne. Dans son quartier, ce n’est pas pourtant pas la tentation qui manque : « Depuis la révolution, l’alcool a peut-être disparu des commerces, mais en bas de chez moi, il est plus facile de trouver un gramme de came ou de crack qu’un paquet de cigarettes. » Alors qu’importe si l’art ne paie pas – au moins, il permet de tenir.

« Faire sortir les sculptures du pays »

Ramiz évoque avec émotion les sculptures d’un copain, remisées depuis quarante ans dans une pièce fermée à double tour. Dissimulés sous des draps épais, ces visages et ces corps taillés dans le bois sont jugés haram 1 : certaines des statues représentent des femmes nues. Ramiz se désespère : « On essaie de trouver des solutions pour les faire sortir du pays et qu’elles soient exposées ailleurs. Mais va expédier des pièces pareilles hors des frontières ! On n’a plus qu’à attendre le jour où l’on pourra les montrer ici. »

Même quand il s’agit de la sauvegarde d’un patrimoine millénaire, la poigne des mollahs ne faiblit pas : sur les fascicules qui font la promotion des nombreux vestiges archéologiques que compte le pays, pas une trace des représentations féminines pourtant visibles sur les bas-reliefs de certaines cités antiques. Passionné d’archéologie, Ramiz a punaisé une grande affiche d’une de ces œuvres sur un mur de la petite pièce qui lui sert de bureau. Comme un pied de nez à ceux qui voudraient refaire l’Histoire à l’aune de leur interprétation des lois divines.

Cracher sur Khomeini

Ramiz n’est pas croyant. Il a d’ailleurs développé un sacré penchant pour le blasphème. Ce qui ne manque pas de faire enrager Tarane, sa femme, qui prie plusieurs fois par jour. Dans ces moments-là, le sculpteur s’éclipse et laisse son humour bravache de côté. Question de respect. En contrepartie, elle ne dit rien quand il se terre dans son atelier pour se délecter de saucisson de contrebande à l’abri des regards indiscrets. Mais la tolérance de Ramiz pour la bigoterie s’arrête aux frontières du fondamentalisme. Pour en être convaincu, il suffit de l’écouter s’emporter au sujet de la fatwa prononcée par l’ayatollah Khomeini 2 à l’encontre de Salman Rushdie 3, l’auteur des très subversifs Versets sataniques.

Décomplexé, Ramiz évoque l’affaire dans un des cafés de la ville dont les murs ne semblent pas avoir d’oreilles. À l’intérieur du fumoir, le sculpteur est en terrain conquis : ici, on crache sur les billets à l’effigie de Khomeini et on appelle les mollahs « les chiens ». Dans ce bar niché entre une volière à pigeons de concours et un atelier de réparation de deux-roues, tout le monde en prend pour son grade. Y compris Shapur, qui sourit malgré les railleries. Il est le plus pieux des clients du lieu. En témoigne la trace de la turbah, la pierre sur laquelle les chiites se prosternent, incrustée sur son front. Mais derrière ses airs de dévot, Shapur est aussi le plus grand arnaqueur du quartier. Vendeur de peinture, il coupe tous les pots qu’il reçoit avec de l’eau. Une moralité à géométrie variable qui ne manque pas de fait sourire Ramiz.

S’il n’a pas de dieu, le vieux sculpteur a des maîtres, à l’instar de BB King, Léonard Cohen ou Léo Ferré, dont il connaît encore certaines chansons par cœur. Dans un français presque parfait, il déclame avec passion les premiers vers de « La solitude » : « Je suis d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude / Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse / Je ne suis plus de chez vous / J’attends des mutants. »

Son dernier CD du poète anarchiste a été raflé par des bassidjis 4 lors d’une descente, il y a quelques années. Ramiz soupire : « Ce n’est plus très important. » Avant de conclure : « Ils peuvent bien tout nous prendre, il nous restera toujours notre liberté de penser. »

Simone Sittwe

 En novembre dernier, quelques mois après notre rencontre avec Ramiz et quelques semaines avant la parution de cet article sur papier (CQFD n°183, janvier 2020), un mouvement de contestation a émergé en Iran, initialement pour protester contre une hausse du prix des carburants. La répression a fait au bas mot plusieurs centaines de morts.


1 Proscrits par la religion.

2 Guide spirituel et politique de la révolution islamique de 1979.

3 En 1989, sa tête était mise à prix par l’aya tollah Khomeini.

4 Paramilitaires proches du pouvoir.

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