Au-delà des œillets

Les possibles de la Révolution portugaise

Voilà que paraît enfin en français un bon livre sur la révolution au Portugal (1974-1975)...

L’ouvrage de Phil Mailer, Portugal, la révolution manquée  ?1 fut publié une première fois en anglais en 1977, traduit depuis en plusieurs langues. Le texte a été réédité au Portugal l’année dernière dans une mouture retravaillée par l’auteur. Sans doute dans l’incapacité de dénicher de bons traducteurs portugais, tous affairés sur des chantiers du bâtiment, l’éditeur français a opté pour la traduction de la version anglo-américaine. Heureusement, l’auteur a pu y apporter quelques compléments et corrections. Il signe aussi une brève mais éclairante Introduction sur la genèse du livre.

Phil Mailer, né en Irlande, travaillait au Portugal en avril 1974, au moment où un coup d’État mené par une partie de l’armée a mis à bas la plus longue dictature de l’Europe occidentale, ouvrant les vannes, malgré elle, à une puissante révolte sociale. Le projet d’un simple replâtrage politique ouvrant sur un système de démocratie parlementaire fut momentanément dépassé par un mouvement qui ébranla les fondements des rapports sociaux de production capitaliste dans le pays. Les entreprises furent occupées, des maisons et immeubles expropriés, des latifundia transformées en collectivités agricoles, l’armée se décomposa en partie et un large mouvement d’organisations de base entreprit de questionner l’ancien ordre des choses et de chercher les bases d’une vie nouvelle.

Le travail de Phil Mailer fut intimement lié à l’activité qu’il mena dans un milieu de radicaux, à l’esprit internationaliste et fortement marqué par les mouvements de la fin des années 1960, indépendant de toute filiation partidaire. Il s’investit dans une revue, Combate, animée par des collectifs qui s’étaient donnés pour but de soutenir les pratiques autonomes des travailleurs en lutte, intervenant pour leur donner la parole et pour les inciter à réfléchir sur leurs propres actions. Il rappelle dans l’Introduction que la pratique de la revue se fondait sur le vieux principe du mouvement ouvrier, « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Son livre se laisse guider par le même principe et remet au centre de ces années de chaude agitation l’énergie créative et spontanée des travailleurs en lutte. Pour lui, la classe ouvrière n’est pas une force objective de la transformation sociale mais sa force subjective majeure. Dans Portugal, la révolution manquée  ?, le jeu des forces politiques et les affrontements idéologiques sont en second plan et s’expliquent à partir de l’activité réelle des prolétaires, de l’émergence de leur désir émancipateur et non le contraire. C’est pourquoi la lecture de ce livre est essentielle pour comprendre ce qui s’est passé au Portugal au cours de ces années2.

Phil Mailer constate aussi qu’au cours d’un mouvement spontané de ce type, l’ennemi principal des travailleurs dans leur quête d’une vie nouvelle, c’est leur propre soumission aux conceptions capitalistes d’organisation et d’action, à la délégation de leur pouvoir collectif aux chefs autoproclamés, aux savants de la révolution et leurs plans préétablis. Là réside, selon moi, l’aspect le plus original de son analyse.

Sous les gravats du temps

L’oubli et l’ignorance des importants événements révolutionnaires qui se sont déroulés au Portugal sont aujourd’hui fort répandus, en France en particulier. Cela est surprenant si l’on considère que cette période d’intense subversion de l’ordre des choses éveilla, à l’époque, un vaste intérêt politique, eut des conséquences jusqu’aux stratégies d’alliances des grands partis de gauche, et attira dans le pays une multitude de touristes révolutionnaires.

Sur le moment, de nombreux ouvrages furent publiés, avec des interprétations diverses selon les schémas idéologiques, allant de celui des partis communistes à celui des anarchistes. Cet amas de littérature se trouva ensuite enseveli sous les gravats du temps3. Le livre de Phil Mailer redonne vie à ce moment intense et lumineux de l’histoire sociale de la fin des années 1970, un des derniers d’un cycle de mouvements subversifs européens qui s’ouvrit avec les Mai-68 et s’acheva en 1980-1981 avec Solidarność.

Avec le recul, il est permis d’intégrer la révolution portugaise dans la filiation des révolutions modernes qui puisent leur dynamique sur les principes de l’auto-organisation et de la démocratie directe. L’échec des multiples projets du socialisme d’État des courants léninistes annonça, à terme, la faillite du bloc capitaliste d’État et, sur le moment, le déclin des idéologies qui y étaient associées, dont celle du « contrôle ouvrier » célébrée par les courants trotskistes. La révolution portugaise montra que si le mouvement subversif des travailleurs délaissa le « contrôle » d’une phase intermédiaire, transitoire, c’était bien parce qu’il était animé par le désir d’aller au-delà, vers la gestion assumée d’une vie nouvelle, vers l’affirmation d’autres possibles que ceux qui leur étaient proposés par les organisations partidaires. Isolé, y compris et surtout dans le cadre péninsulaire, ce mouvement a été battu par les forces politiques du capitalisme et s’est soumis à la grisaille de la démocratie parlementaire, mais il a néanmoins montré pendant plus d’un an ses potentialités4.

Le beau livre de Phil Mailer nous parle de tout cela au quotidien, en partant du mouvement réel, de ses victoires, ses richesses, ses reculs, ses contradictions5. C’est un bel hommage à la « révolution portugaise » désormais accessible en français.

Charles Reeve

1 Phil Mailer, Portugal, la révolution manquée  ?, trad. Claude Lamoureux, Étienne Lesourd et Denise Prévost, Les Nuits rouges, 2019.

2 Lire aussi Raquel Varela, un peuple en révolution – Portugal 1974-1975, trad. Hélène Melo, Agone, 2018. L’auteure, universitaire à forte présence médiatique, livre une froide lecture trotskiste des événements dont il importe de tenir compte.

3 Il faut saluer l’énorme travail réalisé par le site Vosstanie, qui a numérisé et mis en ligne un grand nombre de matériaux importants sur la révolution portugaise, provenant surtout des courants communistes libertaires et anarchistes, mais pas seulement : Arqoperaria.blogspot.com.

4 Le titre original « La révolution impossible ? » me semble mieux traduire l’esprit du texte que le titre français.

5 Aujourd’hui au Portugal, des jeunes historiens reprennent l’approche d’un mouvement spontané et auto-organisé. On peut recommander, en particulier : Ricardo Noronha, A Banca ao serviço do Povo – Politica e economia durante o PREC (1974-75), Imprensa da Historia Contemporanea, Lisboa, 2018 ; Pedro Ramos Pinto, Lisbon Rising – Urban Social Movements in the Portuguese Revolution, 1974-75, Manchester University Press, 2013 ; Ricardo Noronha et Luis Trindade, Portugal, uma retrospectiva, 1974, Publico-Tinta da China, Lisboa, 2019.

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