Ossau buco(lique)

Les montagnes en partage

Présentée comme une solution à la crise écologique, la notion de « communs » connaît aujourd’hui un notable regain d’attention. Dans la vallée d’Ossau, en Béarn (Pyrénées-Atlantiques), certains alpages sont encore gérés de manière collective, basant leur fonctionnement sur des formes très anciennes de droits d’usage.
Illustration Gautier Ducatez

Les résistances les plus radicales sont parfois invisibles pour les profanes. Chaque année, début juillet, lors du jour de transhumance à pied (la « dévête » comme on l’appelle dans la vallée d’Ossau), des dizaines de touristes s’amassent à la tombée de la nuit dans les rues étroites de Laruns. Envoûtés par le son sourd des cloches, les spectateurs mitraillent avec leurs appareils photo le défilé de milliers de basco-béarnaises, brebis laitières à la laine drue comme de longs cheveux blancs qui pendouillent jusqu’aux sabots. Tous connaissent le « fromage du pays » et l’AOC Ossau-Iraty. Peu cependant savent que, derrière leur apparence rude – épaules larges et cuisses épaisses sous leur short de rugby –, les éleveurs accompagnant les bêtes se partagent les estives de manière solidaire : ils se répartissent ces pâturages de montagne au-delà de toute notion de propriété privée ou de limite communale.

Une « anomalie » : en montagne, les pâtures et cabanes sont souvent privées. Et quand les alpages appartiennent à une commune, il existe généralement un contrat de location direct, parfois très onéreux, entre celle-ci et l’éleveur.

De nombreux travaux historiques ont pourtant montré qu’en termes d’usage des terres, la stricte propriété privée n’a pas toujours été la règle. Jusqu’à la Révolution, la majorité des lois et des usages privilégiait les droits collectifs à la terre. Mais aujourd’hui, la vallée d’Ossau est une rare exception, une survivance à la réforme des enclosures débutée autour du XVIe siècle en Grande-Bretagne, durant laquelle de grands propriétaires anglais, puis européens, ont fermé les parcelles et exclu des terres communes les paysans les plus pauvres qui les utilisaient depuis le haut Moyen Âge. Une spoliation légale, qui initia une nouvelle pratique du droit à la propriété dans lequel s’enracina le capitalisme naissant1.

Décisions collectives

Officialisée dès 1012, la « dévête » ossaloise a donc pour sa part traversé les époques en résistant à l’envahisseur privé. Le Haut-Béarn compte en effet encore de 90 à 95 % de terres collectives, la plupart propriété des communes. Et quand une estive s’étale sur plusieurs municipalités, de manière indivisible, la gestion se fait alors par les éleveurs au travers d’un syndicat. Un fonctionnement que décrit Daniel Carrey, le président du « syndic » du bas-Ossau : « Il s’agit de montagnes non délimitées entre les communes. Dans chaque commune, les éleveurs choisissent un représentant pour faire valoir des droits, équivalents à des parts, sans savoir où se trouvent précisément leurs parts de pâturage. Ils élisent un “président”, qui a plus un rôle de coordinateur puisque les décisions sont votées ou prises sous le principe du compromis. Fait rare, tous les paysans reversent leur prime à l’herbe de la PAC2 au syndic. Ce qui permet de construire ou d’entretenir en commun les cabanes et de mettre aux normes les salles de fabrication fromagère. »

La date de la fameuse « dévête », fixée cette année au 8 juillet, est aussi décidée de manière concertée, en fonction des conditions de déneigement et de circulation. Sachant que les troupeaux les plus courageux remontent la vallée sur plus de 60 km, tout ça à pied et à pattes...

Rien que pour le syndicat du bas-Ossau, environ 3 000 hectares de montagnes sont pâturés de manière « transcommunale ». Cela concerne 65 familles ou fermes, originaires de 9 villages différents, pour un total d’environ 7 000 brebis laitières, 1 200 vaches et 140 juments de trait. Ajoutons qu’en Haut-Béarn, les choses ont changé depuis l’époque où Pierre Bourdieu décrivait dans Le Bal des célibataires3 une organisation traditionnelle où le cadet non marié s’occupait des troupeaux transhumants : un tiers des cabanes abritent aujourd’hui une bergère.

Libéralisme économique en PLS

En 1968, un article qui rendra célèbre le biologiste américain Garrett Hardin, « La Tragédie des communs », renouvelait un cliché classique du libéralisme économique, selon lequel un bien est mieux géré s’il fait l’objet d’une appropriation. Hardin prenait justement l’exemple d’un champ ouvert à tous les bergers. Au terme d’une réflexion théorique en apparence complexe, mais sans la moindre référence ethnographique, il estimait que chaque berger était poussé à augmenter à outrance son troupeau et que cela conduisait à l’épuisement de la ressource et à la ruine de tous.

Les syndics de la vallée d’Ossau sont un contre-exemple évident. Les concernés s’échinent à les gérer de manière équitable, assure Daniel Carrey : « Chacun se voit attribuer un “cujalar” : une cabane, un parc pour la nuit et un secteur de montagne. Mais selon l’emplacement, les conditions de pâturage sont différentes. Celui qui est installé à 1 600  mètres d’altitude aura plus d’herbe que celui à 2 200  mètres. Nous faisons donc en sorte de ne pénaliser personne, en attribuant, par exemple, les secteurs en fonction de la taille des cheptels. »

Versant théorique, alors que les notions de droits exclusifs et de propriété privée semblaient s’être imposées, les sciences sociales sont actuellement bousculées par de nombreux travaux de recherche sur la notion des « communs » : « Au début des années 1990, la politologue Elinor Ostrom s’est attachée à pointer les erreurs théoriques de Hardin, soulignant qu’il postulait que les individus agissent uniquement dans la recherche de leur seul intérêt immédiat, excluant que certains agissent en fonction d’une forme d’intérêt collectif, explique Geneviève Azam, économiste et membre d’Attac. En 2009, Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel d’économie pour avoir montré que l’autogouvernement était la stratégie la plus optimale pour gérer au mieux les ressources et ce que l’on appelle aujourd’hui les biens communs. »

Le fruit de luttes acharnées

À l’instar des montagnes béarnaises, arrosées par les entrées océaniques, le cirque d’Aneu, à la frontière franco-espagnole, est un espace verdoyant, aux cimes souvent masquées par la brume. Visage rond et béret sur la tête, Jean Esturonne, 88 printemps, y a longtemps mené son troupeau. Il rappelle que la gestion commune des alpages n’est pas le fruit du hasard mais le résultat de luttes contre l’État central et le paradigme de la propriété privée : « Les Ossalois ont dû résister, parfois avec violence, pour maintenir leurs usages, comme en 1828, pour les terres du Pont-Long dont le tribunal civil de Pau a été contraint de leur laisser l’usage, raconte Jean. Ces dernières années, nous avons aussi combattu le projet d’une station de ski à Aneu et nous avons même tenté de racheter, sans succès, la montagne de Socques, une estive privée qu’un seigneur avait obtenue à l’époque et dont jouissent ses descendants. »

Même si l’expérience (hors) du commun menée ici s’avère concluante et mériterait d’être exportée, les tenants de la propriété privée n’ont de cesse de s’y opposer : en 2015, l’État a ainsi imposé que les représentants des éleveurs des syndics de la vallée d’Ossau soient forcément des conseillers municipaux, sous peine de perdre leur pouvoir décisionnaire. Mais pour Jean Esturonne, c’est un simple obstacle à dépasser : « On s’adapte, de manière à continuer à mettre en avant une approche basée sur l’usage et le partage des ressources. » Un combat sans fin.

Jean-Sébastien Mora

1 Et que dénonça à l’époque Thomas More, chanoine, juriste, historien et philosophe auteur de L’Utopie.

2 Politique agricole commune.

3 Publié en 2002 au Seuil et issu d’enquêtes menées dès les années 1960.

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