Les bulldozers font la guerre

Dur retour de vacances pour les riverains de la rue d’Anthoine, dans le quartier d’Arenc, à Marseille. Leurs pénates sont situées dans ce qui est devenu un no man’s land après les rachats et les destructions opérés dans le secteur pour ériger le nouveau quartier d’affaires d’Euromed. Les voilà prisonniers d’un chantier qui ne les laisse ni respirer, ni même sortir de chez eux.

Coincée entre des hangars désaffectés et les salles de concert des Docks des Suds, la rue d’Anthoine compte encore deux immeubles d’habitations. Ces bâtiments appartenaient depuis toujours à la SNCF, mais en février dernier, les locataires apprennent que leur nouveau propriétaire, auquel ils doivent adresser désormais le règlement du loyer, n’est autre que l’établissement public Euroméditerranée – « Euromed » pour les intimes –, déjà connu des Marseillais pour son lourd passif sur la rue de la République1.

Courant août, Euromed les informe par lettre recommandée avec accusé de réception que des travaux vont commencer dans leur rue et qu’ils n’auront plus accès aux immeubles par l’entrée principale. Dans cette même lettre, les habitants sont avertis qu’un autre accès va être aménagé sur l’arrière de l’édifice pour leur permettre d’accéder à leur domicile. Mi-septembre, la société chargée des travaux investit la rue, barrée en amont et en aval. Mais aucun accès alternatif n’est disponible pour les riverains, qui se voient cloîtrés chez eux aux heures de chantier, témoins impuissants du ballet cacophonique des engins. Le soir, les entrées et les sorties se font à leurs risques et périls, la rue ayant été mise sens dessus dessous. Ils se retrouvent en effet en plein cœur du chantier du ruisseau des Aygalades, souterrain en ce point de la ville. L’endroit est stratégique, dans le projet d’extension d’Euromed dessiné par l’architecte urbaniste parisien François Leclerc : il se situe à l’embouchure du futur parc des Aygalades, « véritable coulée verte » qui devrait être bordée d’une « éco-cité » en lieu et place des quartiers populaires d’Arenc, des Crottes et du Canet.

par Plonk & Replonk

Le 6 septembre 2012, La Provence s’émouvait des « poussières abrasives » du chantier, mais uniquement parce qu’elles menaceraient d’abîmer « la peau vitrée » de la tour CMA-CGM, qui dresse son imposante silhouette entre la rue d’Anthoine et les quais. Le PDG de cette multinationale du transport maritime, Jacques Saadé, ne décolérait pas : « Un tel environnement n’est pas digne des réunions internationales que nous organisons, ni de nos hôtes, ce qui est très regrettable. »

La dalle donnant accès à son monumental siège social a dû être en partie soulevée pour permettre les travaux d’assainissement du ruisseau, que MPM entame avec dix-huit mois de retard. « Il faut dire que le chantier visant à protéger les quartiers urbanisés d’Arenc d’une hypothétique crue centennale du ruisseau des Aygalades, se révèle d’une redoutable complexité. De très nombreux opérateurs sont concernés (Port autonome de Marseille, Réseau Ferré de France, Gaz réseau Distribution France, Euroméditerranée, la communauté de communes Marseille Provence Métropole, la Ville, Grands Moulins Storione, etc.) et doivent coordonner leurs interventions, nécessitant en amont, un long et fastidieux travail préparatoire. » Bizarrement, le journal local n’a pas la même sollicitude pour les habitants de la rue d’Anthoine que pour le magnat Saadé…

Mardi 2 octobre au matin, un petit attroupement protestataire a envahi le chantier au pied des immeubles affectés. Embarrassés par cette présence civile et non casquée, les ouvriers ont pris la pause. Puis, un grand sifflement d’air comprimé s’est échappé de l’énorme foreuse fichée à l’angle de la rue d’Anthoine et de la rue Cazemajou. Un gars en gilet fluo a demandé aux manifestants d’évacuer les lieux : « Vous entendez ce bruit ? C’est une fuite de gaz ! » Personne n’ayant cru à sa blague, deux jeunes pompiers ont fait une prompte apparition pour pousser les intrus hors de la zone de travaux. Charlie, un des habitants affectés, a failli en venir aux mains avec les uniformes. Furax, Mme Ragueh racontait qu’un jour récent, elle n’avait pas pu sortir de chez elle pour aller chercher ses gosses à l’école à cause des bulldozers s’activant devant sa porte. Son voisin de palier ne tarissait pas d’exclamations indignées : « Vingt ans que je travaille dans le BTP, et j’en ai vu de belles, question abus, mise en danger des travailleurs et du public, corruption, mais là, j’en reste baba. Il faut dire qu’aujourd’hui, je me retrouve du côté des sinistrés. Là, il me vient des envies de meurtre ! »

Le mépris d’Euroméditerranée et des pouvoirs publics pour les habitants actuels de ces quartiers fait craindre le pire pour la suite. Les riverains des deux bâtiments concernés ont découvert dans La Provence du 7 septembre 2012 qu’Euromed projetait d’y établir son siège social. Info ou intox ? Pour l’instant, ils n’ont reçu aucune information de la part de leur bailleur. À quelques encablures de là, à La Joliette, où un changement de population s’est déjà opéré conformément au « standing » recherché par l’aménageur public, une enquête a été menée auprès des nouveaux habitants. On y apprend que l’« Euroméditerranéen-type » est un jeune cadre, père de famille et actif, qui aime bien son logement neuf (noté 15/20), mais n’est pas encore satisfait par le quartier, qu’il note avec un 9/202. Quid des populations déplacées ? Dans les enquêtes menées par Euromed comme sur les plans et les maquettes de ses faramineux projets d’aménagement, les populations et activités sur lesquels il fait peser son « opération d’intérêt national » sont soigneusement rendues invisibles.

Dans la lignée des bagarres engagées par les riverains de la rue de la République sur le premier secteur investi par Euromed, un collectif a vu le jour il y a un an et veut faire entendre la voix des habitants sur la seconde tranche. Crânement baptisé « On se laisse pas faire », il se réunit tous les premier et troisième mercredis du mois à la MMA, au 36, rue de Lyon, pour échanger infos et opinions, ainsi que s’organiser face à cette nouvelle agression d’un quartier populaire de la ville.


1 Lire CQFD nº19 et n°93.

2 La Provence du 5 janvier 2012

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