Le sadomasochisme, mais qu’est-ce qu’on va faire de ça ?

50 nuances de Grey, sûrement un des films les plus rentables de 2015, a quelque chose d’assez inquiétant pour qu’on s’intéresse à ce navet : des ados aux séniors fascinés, il soulève des foules qui s’identifient aux personnages de ce conte de fées moderne aux valeurs ultra-réacs. Et ça, ça fait froid dans le dos.

C’est simple. D’un côté, il y a Grey, l’Homme d’excellence : le milliardaire est à la tête d’une multinationale et collectionne les grosses machines rapides (hélicoptères, planeurs, voitures). L’homme est froid, stratégique et efficace, il le sait et l’assume : c’est ce qui fait la clé de son succès. Un zeste philanthrope, il donne même de l’argent aux Africains affamés parce que lui aussi il a connu la misère… De l’autre, il y a Anastasia (comme la princesse), la Femme fragile qui se cherche. Étudiante en coloc’ et employée précaire dans un magasin, Anastasia est tantôt naïve, tantôt maladroite, jamais très sûre d’elle-même. Bercée d’un romantisme plat, elle a une fâcheuse tendance à se mordiller les lèvres tout en rêvant de son futur prince charmant, pour qui bien sûr, elle a gardé sa virginité.

Une fois l’Homme rencontré, elle veut à tout prix lui réchauffer son petit cœur de glace et lui faire accepter une « vie de couple normale » comme elle aime à le répéter tout au long du film (la quatrième de couv’ du dernier volet de cette trilogie dont est inspirée cette perle du cinéma, nous apprend d’ailleurs qu’elle parviendra à ses fins).

Une « vie normale », oui, parce que Grey a des « problèmes »… sinon il n’y aurait pas de film ! Il a une sexualité particulière… et là, attention, suspens : il est adepte du sadomasochisme, il veut être le Dominant et que les femmes soient ses Soumises. Ça alors ! Il suffisait pourtant de suivre les détails scabreux du procès de DSK au moment même de la sortie du film pour se faire une idée du scénario !

Enfin, Anastasia ne se laisse pas toujours faire et résiste un minimum (heureusement !) et les relations sexuelles sont consenties (heureusement !). Mais il règne une ambiance malsaine où la violence sexuelle fait écho à la violence sociale qu’incarne ce Grey dégueulasse, où la hiérarchie et l’humiliation quotidienne dans le monde de l’argent se répètent sans barrière et sans relâche même dans les moments les plus intimes de l’existence. Un concentré d’hétéro-machisme agressif d’un grand patron sans émotion : ça sonne sadique1 tout simplement.

On est bien loin du sadomasochiste « réel » avec ses codes, sa culture, ses attentions mutuelles. Citons une phrase de Jean-Manuel Traimond dans son livre Dissection du sadomasochisme organisé2 : « Il existe au sein du sadomasochisme organisé, en particulier américain, une tendance à juger que le sadomasochisme consensuel organisé est par essence contestataire. Puisqu’il favoriserait le consentement plutôt que la coercition, l’échange et non l’infliction du pouvoir, l’action concertée, négociée, symétriquement satisfaite plutôt que l’exploitation asymétrique et subie. En deux mots, l’anarchie plutôt que la culture d’entreprise ! ». Et plus loin : « […] la canalisation du pouvoir érotique, infligé ou subi, vers une relation de la valeur humaine dans laquelle n’entre que des volontaires, ressemble de près à l’usage social de la liberté, si l’on veut regarder derrière les larmes. »

Bon, le SM, ce n’est pas la révolution – surtout quand c’est un loisir de riches – mais il est intéressant de voir que sa pratique peut participer à des formes d’émancipation sexuelle, voire sociales. Cécile Guilbert dans la préface des Œuvres maîtresses de Sacher-Masoch3 (un autre anticapitaliste patenté dont le nom est à l’origine du mot masochiste et qui aimait se faire battre par des femmes) prête à cet auteur du XIXe siècle une certaine « modernité » : « [il a] le mérite d’avoir inversé le patriarcat en matriarcat et inversé le rapport de domination entre les sexes dans le siècle banalement conservateur et misogyne qui était le sien. » Un siècle plus tard, 50 Nuances de Grey réactualise les stéréotypes patriarcaux et les valeurs du capitalisme sauvage. Jusqu’à quand la domination aura-t-elle autant de succès ?


1 Gilles Deleuze dans Présentation de Sacher-Masoch en 1967 (les éditions de Minuit, 2007) a démontré l’opposition du terme « sadique » avec celui de « masochiste ». Le sadique cherche une « possession instituée », il espère toucher l’autre contre son gré, là où le masochiste veut établir « une alliance contractée » et place sa confiance en l’autre.

2 P. 14 et p .15, Dissection du sadomasochisme organisé : approches anarchistes, Jean-Manuel Traimond, Atelier de création libertaire, 2005.

3 Œuvres maîtresses, Sacher-Masoch, Robert Laffont, 2013.

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2 commentaires
  • 25 mai 2015, 18:11, par M.Pabo

    « Il existe au sein du sadomasochisme organisé, en particulier américain, une tendance à juger que le sadomasochisme consensuel organisé est par essence contestataire. Puisqu’il favoriserait le consentement plutôt que la coercition, l’échange et non l’infliction du pouvoir, l’action concertée, négociée, symétriquement satisfaite plutôt que l’exploitation asymétrique et subie. En deux mots, l’anarchie plutôt que la culture d’entreprise ! »

    Ça, de l’anarchie ?

    Ouvrez donc un bouquin de management : vous y trouverez tout ce bavardage sur le « consentement », l’« échange » et l’« action concertée » largement développé. Il s’agit d’optimiser les compétences, et que chacun aille les trouver en son tréfonds, même quand le patron lui demande rien ! C’est l’air du temps, ça, qui transpire dans tes fantasmes ! Et on a vu des temps plus anars, mordel ! Tu dors, ou bien ?

    Un anarchiste conséquent devrait se garder de tout ce bullshit de ressources humaines. Mais sûrement quand même le connaitre un peu. Au moins pour éviter de discourir sur ce qu’il ignore.

    Oh, et puis merde, tiens : va donc te faire fouetter !

    • 5 juin 2015, 17:59, par Mateo Morsi

      Ce n’est pas parce que la management se réapproprie tout et surtout le détourne, que l’anarchie ne commence pas par les consentement et l’échange dans les rapports humains, non ? Ca commencerais par quoi sinon ? Le viol et la soumission ? Certains transhumanistes se revendiquent bien libertaires, et la lutte aujourd’hui c’est surtout « la lutte contre la vie cher » (comme dans la pub pour ce supermarché bien connu) et la « révolution 2.0 ». Ca ferait que la revolution c’est avoir un smartphone ? Les mots sont importants, et le management c’est le novlangue. « la guerre c’est la paix et la paix c’est la guerre » comme nous dit Orwell dans 1984. Alors fermons les livres de management et, entre nous, essaie le SM...

    • 5 juin 2015, 18:02, par Mateo Morsi

      Après ce livre que j’ai cité n’est franchement pas une réussite en terme d’analyse politique, il faut le dire, ca manque de finesse et parfois très caricatural parce qu’on entend par anarchie mais bon y a pas grand chose sur le sujet, et je voulais cité une référence au moins.

    • 6 juin 2015, 17:51, par M.Pabo

      Et pourquoi pas ? Quand j’en aurai le désir !

      S’il s’agit de le libérer, ce désir, et que ça ne fait de tort à personne, alors, tout de cuir (dé)vêtu, en compagnie choisie, je m’adonnerai à mes plus folles passions, à l’abri des regards de ceux qui jugent avec un compas dans l’œil et un maître dans le cœur.

      Consumériste ou, hum, libertaire, le SM s’impose. Il se banalisera bientôt. Mais il n’est pas prêt de rejoindre en intensité la violence des rapports de production. Ou alors, va falloir frapper plus fort. Mais comment cette analogie ne te saute-t-elle pas au visage, juste après que tu aies étrillé (à juste titre à mon avis) ce navet égrillard ?

      Tu mélanges tout, avec ta novlangue. Oui, des mots sont récupérés et détournés. Mais ce n’est plus le sujet dès lors qu’on considère qu’on est dans une logique de production, où la langue même du management s’impose alors naturellement, comme chez elle. Et j’ai comme l’impression que, dans ta proposition, il ne s’agit pas tant de libérer un éventuel désir de son refoulement, que de produire un désir considéré comme subversif. D’où un management révolutionnaire, dont l’intrusion dans tous les pans de la vie n’est même plus ressentie comme abusive par des individus qui se revendiquent par ailleurs libertaires.

    • 6 juin 2015, 17:54, par M.Pabo

      Conseil pour conseil, le SM est bien présent dans certains livres et films de Murakami Ryu. Et Jean-Claude Brisseau s’est lancé lui aussi A l’aventure.

  • 11 juin 2015, 01:18, par PdV

    Le transgressif pour mémères ! On se fout du monde avec ce « 50 nuances » ! Vu l’emballage et le titre, moi, j’ai d’abord cru que c’était une marque de thé (à cause de l’incongru « Grey », comme dans « Earl Grey ») : le SM Lipton, pour après-midi désœuvré à la maison. On se fait le fim, avant d’organiser une réunion tupperware spéciale « sex-toy » - maintenant qu’on sait ce que c’est qu’un plug anal, merci le ministère de la culture et la mairie de Paris ! 2015, grave belle année érotique !

    « Histoire d’O », quarante piges plus tard, en plus tarte et en plus moche si possible. Tu parles d’une nouveauté ! Vous faites bien de lui faire sa fête. Mais faut y aller plus fort ! Si le SM, c’est votre passion, défendez-la contre les récupérateurs et les casse-pieds en tous genres en frappant des grands coups ! Hardi, hardi ! Allez, fais-y mal à cette daube et à ses supporteurs ! Mords-y l’œil !

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