« Le prétendu “livre numérique” représente moins de 0,4 % du marché »

Dominique Mazuet anime la librairie Tropiques, rue Raymond-Losserand, dans le XIVe arrondissement de Paris – un lieu chaleureux où l’on flâne, où l’on peut rencontrer des auteur-e-s et même boire un verre en imaginant un autre futur. Il anime l’Association de défense des métiers du livre et vient de publier un brûlant petit bouquin. Échos d’une colère constructive.

CQFD : Dans Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers1, tu dénonces l’usage des fonds publics pour financer le développement du numérique. Que pèse réellement ce machin aujourd’hui ?

Dominique Mazuet : En France, le chiffre d’affaires « officiel » des ventes de téléchargements de fichiers type PDF ou équivalents sur terminaux numériques totalise 1,8 % du marché – représenté par l’ensemble des ventes de l’édition française. C’est déjà fort peu de chose quand on met ça en relation avec le matraquage phénoménal, publicitaire, médiatique et institutionnel, mobilisé pour promouvoir ces téléchargements et les ventes de ces terminaux. Mais le point essentiel et qui permet de vraiment prendre la mesure des choses, c’est que 80 % de ces achats de téléchargements sont le fait des bibliothèques publiques. Bref, le prétendu « livre numérique » représente moins de 0,4 % du marché – hors marchés publics –, autrement dit… rien. Il est également à noter que ces achats publics ne correspondent à aucune demande des lecteurs fréquentant les bibliothèques, et n’y trouvent aucun preneur. Le Centre national du livre et les divers organismes de tutelle, ou interprofessionnels, sont très avares de statistiques concernant les téléchargements de fichiers numériques. Il m’a fallu sérieusement enquêter pour établir le ratio de 80 % d’achats publics pour les téléchargements de fichiers, et de même pour découvrir que les marchés publics représentent globalement 18 % du marché de la librairie. Bien que confirmés par les fonctionnaires du ministère de la Culture, ces ratios ne sont publiés nulle part, et pour cause, ils sont édifiants. Cependant, ce qui est manifeste, puisque c’est Madame la ministre qui l’affirme, c’est que, si on les laisse faire, les pouvoirs publics ont instruction d’y consacrer une part majeure des budgets initialement – et démocratiquement – attribués au soutien du livre et de la librairie2. On peut rapidement augmenter cette population de 20 à 30 %, tout comme dans la chaîne du livre qui représente plus de 150 000 emplois., alors même que tout cela en est l’antithèse destructrice. Les effets désastreux de cette politique sont pour l’instant occultés par le bide total du numérique en dépit de son subventionnement massif. Bide qui s’est encore confirmé en fin d’année, où les ventes de téléchargement ont été quasi nulles.

Faut-il lutter contre Amazon ? Si oui, de quelle façon ?

Tout dépend de la position qu’on adopte dans les rapports sociaux et du camp qu’on choisit dans le conflit qui anime l’histoire de ces rapports sociaux. Si on juge que ses intérêts sont ceux des multinationales délocalisées, s’auto-exonérant de toute fiscalité, de toute réglementation du travail, surexploitant leurs fournisseurs aussi bien que leurs employés, détruisant massivement le lien social et les emplois pérennes et qualifiés, pour accumuler des profits par le biais d’un cybermonde virtuel où « l’armée de réserve » du capital représentera 99 % de la population, au prix d’une « flexibilité », et d’une crétinisation généralisée ; alors, on ne doit pas combattre Amazon, ni du reste ses collègues et autres bienfaiteurs publics mondialisés, car ils sont les agents déclarés et efficaces de ces « nouvelles pratiques culturelles ». Si, en revanche, on n’est pas trop séduit par ce modèle, et qu’on gagne encore sa vie dans le monde réel des rapports humains vécus, alors on a évidemment toutes les raisons de combattre « l’amas zone » et ses clones. De quelle façon ? Tout simplement, en faisant appliquer l’excellente législation française sur la distribution du livre : ce qui, en (ré)imposant des « bonnes pratiques », telle la facturation des frais de transports des livres aux domiciles des clients – dont la prétendue gratuité est une remise illégale, déguisée –, déclenchera une désaffection des « cyberdealers » beaucoup plus certaine et efficace que n’importe quelle consigne de boycott – comme celle que les Anglo-Saxons ont initiée à l’encontre d’Amazon ; et surtout en mettant immédiatement en application les mesures « offensives » que préconise l’Association de défense des métiers du livre3 dans son projet « demain chez mon libraire » qui permettront au réseau des librairies indépendantes de proximité – et à toute la chaîne des métiers qui les servent – de se développer en faisant valoir leurs irremplaçables services humains, économiques et sociaux, en créant des milliers d’emplois gratifiants et en rétablissant un tissu social et culturel sur tout le territoire, singulièrement dans tous les quartiers, les banlieues et les provinces qui ont été mis en jachère culturelle bétonnée.

par Rémi

Pourquoi avoir choisi de faire imprimer ton livre sur linotype ? Est-ce pour rappeler le travail de l’Encyclopédie des Nuisances (EDN) ? Te sens-tu en phase avec la ligne défendue par cette maison d’édition ?

C’est en effet Jaime Semprun, le créateur et cheville ouvrière de l’EDN, figure hors du commun pour qui j’avais une énorme estime et admiration, qui m’a fait connaître Huin, le « dernier des Mohicans » imprimeur sur linotype, à l’Haÿ-les-Roses. Il a racheté l’imprimerie quand elle a été menacée de disparaître. Le choix de faire imprimer ma brochure sur le modèle et dans la forme matérielle des productions de l’EDN est donc aussi un modeste hommage à Jaime et à la distinction et qualité d’expression de son travail, une exception dans le paysage de ruine intellectuelle et de médiocrité formatée qu’offre la production éditoriale des sciences humaines françaises. Pour autant, je ne partageais pas toutes ses positions, et ce choix de faire réaliser la brochure par un atelier de compagnons typographes était surtout dicté par un impératif de cohérence avec le propos, qui était celui d’un éloge de la matérialité du livre et de sa valeur sociale et objective, comme fruit d’un travail humain accumulé, collectif, mobilisant tous les talents, connaissances et savoir-faire que convoque la chaîne du livre pour produire ce fait anthropologique essentiel : la lecture des livres.


1 Éditions Delga, 2012

2 Il reste encore 10 000 à 12 000 personnes employées en librairie en France.

3 L’ADML regroupe tous les défenseurs du livre et de ses métiers – écrivains, libraires, imprimeurs, distributeurs, diffuseurs, représentants, éditeurs, correcteurs, bibliothécaires, coursiers, magasiniers, employés, etc., et les lecteurs « mobilisés ». Pour plus d’informations : antidematerialisation.fr

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3 commentaires
  • 28 mars 2013, 19:34, par Louise

    Complètement réac’ comme entretient. Avez-vous conscience que derrière le marché du livre numérique il y a des emplois ou du moins des gens qui se battent pour les faire exister (et donc derrière pour vivre). Dans ces gens, il y a moi, actuellement « sans emploi » et j’y crois au livre numérique car j’y vois des perspectives d’avenir. Et dans les 150 000 emplois du marché du livre « traditionnel » combien travaillent dans les entrepôts d’Amazon ou autres... Le dénigrement dont vous faites preuve est assez blessant.

    • 3 avril 2013, 05:29

      Merci pour cet article qui nous montre encore une fois qu’on nous prends pour des imbéciles, et ou va notre argent en temps de crise... pour une efficacité quasi nulle, c’est blessant ça aussi je trouve !

      Et le fait d’espérer trouver un emploi dans ce domaine et de mettre en avant le fait qu’il y a d’autres personnes dans ce cas, n’arrivera pas à me faire culpabilisé...

      De plus cet article était sur une double page, et en face il y avait ça : http://www.cqfd-journal.org/Pris-da... (technologies numériques !)

      Longue vie au chien rouge (de colère !)

    • 4 avril 2013, 08:49, par cherhum

      l’entretien n’a rien de réac, il dénonce la communication ou plutôt la publicité qui est faite autour du livre numérique. Que ce soit une niche créatrice d’emploi il y en a bien besoin, mais qu’elle se développe indépendament du livre papier mais aussi de la presse écrite. actuellement,les aides et subventions pour développer le numérique sont données au détriment de la presse écrite, qui du coup, elle, perd des emplois. alors on fait quoi ? perso j utilise les 2 et pour des raisons différentes. il est facile de partager avec ses amis les éditions numériques via les réseaux, plus difficile de le partager avec deq inconnus...par ex, je poqe mon cqfd une fois lu sur la pile des metros ou 20mn dispo ds les gares ou autre, je partage les art sur fcb avec mes amis. Je fais de même avec les livres que je mets à disposition une fois lu sur mon lieu de travail. bref, maître mot de la lecture, le partage. Ha oui, j oubliais, on n’est pas obligé d’être d’accord sur tout, sinon on se ferait chier (dsl, g pas trouvé de terme plus approprié...) mais c est matière à discussion.

  • 3 avril 2013, 11:03

    Etrange entretien. A la fois intéressant et surtout complètement déconnecté de la réalité en nous refaisant le coup complètement éculé de « l’humain contre la technologie ». Le livre numérique sous ses diverses formes est une avancée extraordinaire pour la culture. Google Books met par exemple à portée de n’importe quel chercheur en histoire une somme hallucinante de livres anciens libres de droits. Sans compter la facilité pour les trouver ou les emprunter à l’autre bout du monde parce que seulement quelques centaines d’exemplaires sont édités. C’est du vécu. Le livre numérique façon Kindle/kobo a les moyens de réconcilier pas mal de gens avec la lecture. Des projets collaboratifs se montent pour mettre à portée de n’importe qui les grands classiques. Sans compter qu’obtenir un livre difficile à trouver ne pose la plupart du temps plus de problèmes. Alors oui, les imprimeurs et de manière générale tous les maillons de la chaîne Livre doivent s’adapter. Exactement comme l’industrie du disque. Après il y a très clairement des voies à portée de main mais qui demandent de remettre en cause les acquis.

  • 6 avril 2013, 10:10, par Benoît H

    Les chiffres donnés pour l’édition globale sont peut être justes, mais quid de l’édition professionnelle ? Pour travailler dans une maison d’édition juridique je constate que le secteur numérique y est seul en progression au point de faire maintenant jeu égal avec l’édition papier de revues et de monographies. Est ce qu’on peut prévoir une évolution comparable dans l’édition plus culturelle ? C’est une hypothèse qui mérite au moins d’être envisagée au lieu de se contenter de voir des manoeuvres malveillantes politiques et commerciales.

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