Où sont les brèches ?

L’empire des murs contre-attaque

Dans les années 1990, beaucoup pensaient qu’ils étaient voués à l’extinction, sous l’effet conjugué de la chute du Mur de Berlin, de la mondialisation et des instances internationales. Las ! En 2024, les murs et barrières frontaliers prospèrent plus que jamais, ce que décrypte Damien Simonneau dans Pourquoi s’emmurer ? Lecture et dialogue.
Philémon Collafarina

Pourquoi s’emmurer ? Essai sur une frénésie planétaire (Stock, 2024) a pour point de départ un jour de juillet 2009. Alors étudiant, Damien Simonneau est en Cisjordanie et assiste à une scène à la fois banale et terrible : le long et humiliant contrôle d’un vieil agriculteur palestinien à un checkpoint par deux jeunes soldats israéliens. Et le jeune chercheur en science politique ­d’intérieurement se révolter : « J’imaginais mon propre grand-père, lui aussi agriculteur, entravé par un soldat dans l’accès à ses champs en Vendée, les champs de son propre père. Comment était-ce possible, justifiable ? Pourquoi ? » Un désarroi fertile : « Cette émotion a été le point de départ de mon itinéraire scientifique, celui de trouver un sens au blindage contemporain des frontières. »

« Les murs sont bricolés sous forme de protections annoncées comme “temporaires” avant d’être sédimentés par un travail d’ingénierie militaire qui les rend systématiques. »

De ce premier travail sur les murs érigés en Israël, pays considéré chez les fadas du barbelé frontalier et de la répression, comme un parfait laboratoire, il a ensuite dévié vers l’Arizona. Là, il a ausculté ce que d’aucuns appellent le « mur de Trump » mais dont l’érection a été lancée et affinée bien plus tôt par des administrations aussi bien républicaines que démocrates. Damien Simonneau a tiré une thèse de cette comparaison entre deux murs frontaliers, puis un premier ouvrage, L’Obsession du mur – Politiques de militarisation des frontières en Israël et aux États-Unis (2021, Peter Lang). Dans Pourquoi s’emmurer ?, il élargit la focale, rappelant qu’en 2022 il existait 72 murs frontaliers dans le monde contre une douzaine au sortir de la Guerre froide. Une épidémie tout sauf anodine.

La sédimentation des murs

Dans Forteresse Europe – Enquête sur l’envers de nos frontières (Lux, 2024), je tirais un constat similaire, mais focalisé sur le Vieux Continent. Plus de 2 000 kilomètres de murs frontaliers, érigés pour la majeure partie ces dernières années, avec sans cesse de nouvelles portions en construction – entre la Grèce et la Turquie, la Finlande et la Russie, la Pologne et la Biélorussie… Des barrières plus ou moins high-tech aux coûts exorbitants, participant d’un « spectacle de la frontière » électoralement vendeur, et rendant le voyage des personnes en exil toujours plus meurtriers.

Damien Simonneau pose dans son ouvrage que le phénomène touche le monde entier, notamment l’Asie. L’Iran est ainsi en train de construire une barrière de 70 kilomètres à sa frontière avec l’Afghanistan. L’Inde, qui avait déjà construit un mur de plus de 3 000 kilomètres l’isolant du Bangladesh, en bâtit un autre aux confins de la Birmanie. La Turquie, pour sa part, se blinde contre l’Iran. Quant aux États-Unis, le renforcement de la frontière mexicaine reste une obsession partagée par les principaux politiciens du pays. Comme si une fois les premières portions posées, il y avait forcément course en avant : « Les murs sont d’abord bricolés tant bien que mal sous forme de protections annoncées comme “temporaires”, écrit le chercheur, avant d’être sédimentés par un travail d’ingénierie militaire qui les rend systématiques. »

L’efficacité sur la durée de cette inflation de forteresses en Europe comme ailleurs ? Nulle. Interrogé par téléphone, le chercheur rappelle que la construction de murs relève d’« un prêt-à-penser sécuritaire utile uniquement à court terme, où se mêlent intérêts de l’industrie de l’armement et intérêts électoralistes  ». Et d’ajouter «  Ce sont des solutions immédiates et coûteuses à des enjeux complexes et multidimensionnels, qui nécessiteraient de dépasser le cadre de l’État et de prendre en compte la réalité des migrations. »

Échecs sur toute la ligne

« Le mur fournit une illusion de sécurité », explique Damien Simonneau, interrogé sur les fondements de cette épidémie. « Il joue sur les représentations, les peurs, proclame “regardez, le danger est repoussé de l’autre côté !”. Sauf qu’il alimente la méconnaissance de l’autre en séparant les populations et ne pacifie en rien les relations. C’est une forme de “paix négative”, qui ne s’attaque ni aux racines de la violence ni à celles de la mobilité. »

Autre aspect négatif des murs : ils participent à ce que le chercheur désigne comme « l’érosion des normes internationales ». On le voit notamment en France avec le sempiternel déni des règles du droit d’asile à la frontière italienne par le refoulement systématique des personnes en migration. Ou avec la criminalisation du sauvetage en mer en Italie et les pushbacks [refoulements] opérés par les gardes-côtes grecs en mer Égée. Qu’ils soient matériels ou virtuels, rappelle-t-il, « les murs sont symptomatiques du fait que les États eux-mêmes ne s’embarrassent plus avec le droit humanitaire international. »

« Le mur fournit une illusion de sécurité »

Autant de constats qui s’appliquent aussi bien à l’ogre américain, dont la frontière terrestre avec le Mexique est la plus meurtrière au monde1. Entre cent indices d’une machine sécuritaire emballée, la récente mise en examen de 211 agents du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis, accusés d’avoir détroussé ou agressé sexuellement des personnes en exil2. Construisant une altérité hypertrophiée, les murs conduisent en effet à la déshumanisation de celles et ceux contre lesquels ils sont dressés – s’il y a forteresse, c’est qu’il y a des assaillants, forcément mal intentionnés, que l’on peut alors traiter comme des « animaux humains »3.

Le cas israélien

Deux murailles « protègent » Israël. La construction de la première, en Cisjordanie, a été lancée en 2002. Celle de la seconde, à Gaza, en 2014. Avant même l’attaque sanglante du 7 octobre 2023, illustration de sa fondamentale bêtise, certains militaires en dénonçaient l’ineptie4 : « Lutter contre le terrorisme, c’est faire de l’infiltration, démanteler des organisations, pas se couper de l’autre versant  », explique Damien Simonneau. Il rappelle d’ailleurs qu’avant de lancer la construction des premiers arpents de murs avec la Cisjordanie, le Premier ministre israélien de l’époque Ariel Sharon avait admis que c’était un projet « populiste » servant des objectifs politiques.

Construisant une altérité hypertrophiée, les murs conduisent à la déshumanisation de celles et ceux contre lesquels ils sont dressés

« Après la colonisation est venue la séparation, cantonnant les Palestiniens dans les zones les plus peuplées, explique le chercheur. Mais c’est une stratégie qui ne pouvait que faillir : en occupant de l’extérieur, avec quelques incursions pour “raser l’herbe”, on fait échec à toute idée de négociation. Le 7 octobre a été un basculement au sens où il a à la fois démontré l’inutilité du mur et légitimé une réponse qui n’est plus de l’ordre de la cantonnisation mais de la destruction pure et simple. »

Au final, Damien Simonneau ne cède pas au pessimisme, rappelant la vivacité des oppositions locales dans les zones concernées et la multiplication des initiatives visant à apporter une aide aux personnes en exil, brutalisées et abandonnées à leur sort. Il rappelle aussi qu’il s’agit d’une question politique fondamentale, à ne jamais perdre de vue : « J’ai écrit ce livre pour questionner notre propre responsabilité dans le rapport à l’immigration et aux frontières. Toute cette histoire est toujours présentée sous le spectre sécuritaire, avec un imaginaire de la protection. Cette mentalité de l’assiégé fait historiquement suite au colonialisme des pays riches, tant c’est une vision racialisée – on l’a vu avec l’accueil inconditionnel des Ukrainiens en France. Nous serions entourés de hordes de barbares qui veulent tous nous tuer. En réponse, je pense qu’il est essentiel de sortir les enjeux frontaliers des champs du militaire et de la xénophobie. Ce devrait être une évidence. »

Par Émilien Bernard

1 Au moins 686 décès en 2022. Voir « Frontière entre États-Unis et Mexique : la route la plus meurtrière au monde pour les migrants », ONU info (12/09/23).

3 Référence à une phrase du ministre israélien de la Défense, Yoav Galant qui, en octobre 2023, qualifiait ainsi les Palestiniens.

4 Voir par exemple certains arguments développés par des militaires dans « Pourquoi Israël pensait qu’une clôture le protégerait d’une armée de terroristes ? », Times of Israel (14/10/23).

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CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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Paru dans CQFD n°234 (octobre 2024)
Dans la rubrique Bouquin

Par Émilien Bernard
Illustré par Philémon Collafarina

Mis en ligne le 24.10.2024