D’abord bibliothèque de prêt, puis librairie ouvrière, et enfin maison d’édition de livres et de brochures, la LT occupe initialement les locaux de La Vie ouvrière, ce qui la place d’emblée sous le patronage des syndicalistes révolutionnaires qui refusaient l’Union sacrée durant la Grande Guerre. Ne croyant guère à la liaison organique parti-syndicat, estimant le second bien supérieur au premier, Hasfeld a été néanmoins enthousiasmé par la révolution russe et a durablement cru au grand soir. Sa maison d’édition, structurée en coopérative, se veut propagandiste. Parmi les actionnaires, on note la présence de Simone Weil, Victor Serge, Alfred Rosmer et Marcel Martinet.
Bien qu’ayant édité quelque 150 livres et publié de nombreuses brochures diffusées à des dizaines de milliers d’exemplaires, la LT n’a jamais atteint la visibilité espérée. Lâché par la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO, ancêtre du Parti socialiste) parce que trop radical, puis par le Parti communiste parce qu’antistalinien, boudé par les librairies « bourgeoises », peu soutenu au sein des syndicats, Hasfeld aura passé l’essentiel de son temps à faire survivre sa structure. Se remémorant l’histoire de la LT quarante années plus tard, il déclare : « Ce fut une existence de chien, mais qui fut la plus belle époque de ma vie. » En 1939, le fonds est vendu aux enchères pour une bouchée de pain. Gibert le rachète en partie. Un fonds prestigieux : L’An I de la révolution russe, de Victor Serge, Les Temps maudits de Marcel Martinet, La Peste brune, de Daniel Guérin, L’Histoire de la Commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray, etc.
Faisons une ellipse de vingt ans et évoquons un autre libraire-éditeur : François Maspero (1932-2015), dont l’activité se déploie de 1959 à 1982. Celui-ci a rendu hommage à Marcel Hasfeld en organisant une exposition sur la Librairie du Travail en mars 1971, puis en publiant une étude de Marie-Christine Bardouillet dédiée à celle-ci, en 1977.
À l’instar de son prédécesseur, dont il réédite une notable partie des titres (entre autres ceux de Daniel Guérin et Victor Serge), Maspero ne dépend d’aucun parti (bien qu’il ait temporairement milité à la Ligue communiste) et n’appartient à aucun groupe coté en bourse. Né dans une famille d’érudits, durablement marqué par l’Occupation (son père est mort en camp de concentration, son frère fusillé par les nazis), Maspero est un éditeur essentiel qui a véritablement fait œuvre de passeur. Sa librairie La Joie de lire – sise rue Saint-Séverin à Paris – a été l’université populaire de deux générations : celle qui est entrée en politique à la faveur des luttes anticoloniales, puis celle qui a rejoint les groupes d’extrême gauche et libertaires fleurissant dans l’après-68.
Maspero, c’est du lourd : 1 350 livres en à peine plus de vingt ans, 30 collections (Textes à l’appui, Les Cahiers libres, PCM, Voix, Actes et mémoire du peuple), dix revues (Partisans), et des tirages initiaux en poche à 7 000 ou 10 000 exemplaires. Sociologie, textes d’intervention, histoire, théorie, littérature, pédagogie, témoignages militants : le panel est large et éclectique. Ayant compris que l’un des maillons essentiels de la chaîne du livre est la diffusion-distribution, Maspero monte sa propre structure. Jusqu’en 1975, quatre représentants sillonnent les librairies militantes et généralistes, proposent les nouveautés de la maison, et celles d’éditeurs amis (Anthropos, EDI, PJ Oswald).
Paradoxalement, ce ne sont ni l’État (plusieurs interdictions de publication) ni les fascistes (plasticages de l’OAS) qui mettent fin aux éditions et à la librairie, mais les propres militants d’extrême gauche, toutes chapelles confondues. Voler chez Maspero et revendre les ouvrages sur le campus de Vincennes semble pour certains un acte de réappropriation révolutionnaire. Ceci conduit dans un premier temps à la fermeture de la librairie parisienne, puis à un lent détachement et à une sourde dépression du principal artisan de cette aventure. En 1982, non sans amertume, l’éditeur vend le fonds à François Gèze, animateur de la collection La Découverte, puis revient à ses passions : la traduction et l’écriture littéraires (lire prioritairement Les Abeilles et la Guêpe, Seuil, 2002).
Ce récit partiel et partial franco-français ne saurait passer sous silence l’existence de nombreuses autres maisons d’édition, aux catalogues originaux : Rieder dans les années 1930 ; Spartacus et Champ Libre au long des années 1970-1980, puis Ludd et L’Encyclopédie des nuisances. Un premier constat accablant s’impose néanmoins : l’édition, c’est d’abord une histoire de mecs. Peu nombreuses sont les femmes à accéder aux postes les plus importants, en particulier dans le secteur des sciences sociales. À l’exception des Éditions des femmes (voir encadré), les seuls noms féminins passés et actuels nous venant immédiatement en tête – tous secteurs confondus – sont ceux de Françoise Verny (1928-2004), Marion Mazauric (née en 1960), Françoise Nyssen (patronne d’Actes Sud, née en 1951, fille du fondateur). Deuxième constat : il fut un temps où existaient des structures éditoriales liées aux institutions partidaires et/ou religieuses, donc non indépendantes.
Le cas le plus emblématique est évidemment celui du livre communiste (notamment les Éditions sociales), empire éditorial géré de manière désastreuse, boudé par ses principaux auteurs (Aragon publiait chez Gallimard), mais qui s’appuyait sur un fort réseau de librairies (le groupe La Renaissance en compta jusqu’à 50). Tout ceci a disparu avec l’URSS. De la splendeur d’antan, il reste quelques miettes dispersées au sein de petites entités : Le Temps des Cerises, Rue du monde, La Dispute. Troisième constat : certains éditeurs parmi les plus innovants ont œuvré pour de « grandes » maisons, à l’instar de Miguel Abensour, animateur de la collection Critique de la politique chez Payot ; de Kostas Axelos (collection Arguments chez Minuit) ou de Maurice Nadeau (voir encadré). Enfin, certaines maisons d’édition ont su en leur temps créer des collections opportunément commerciales et critiques, à l’image de la collection Combat chez Seuil, confiée à Claude Durand (1938-2015).
Aujourd’hui, le paysage de l’édition critique est marqué par une prolifération de microstructures qui peinent souvent à équilibrer leurs comptes tout en proposant des publications audacieuses renouvelant le genre des sciences sociales. Les premières ont vu le jour au cours des années 1980 (L’Éclat, Syllepse, ACL), d’autres à l’orée des mouvements sociaux de 1995-1998 (L’Insomniaque, Agone, La Fabrique), au début des années 2000 dans le sillage des études anglo-saxonnes sur le genre et le postcolonial (Amsterdam, Les Prairies ordinaires), ou encore à la faveur du renouveau libertaire et décroissant (Nada, L’Échappée, Le Passager clandestin).
Le combat des éditions de Minuit
Entre 1957 et 1962, Minuit s’éloigne, par la force des événements, de la littérature, et notamment du Nouveau Roman, pour publier 23 livres sur la guerre d’Algérie : des témoignages, des enquêtes contredisant les thèses officielles, des essais… En découlent des saisies pour atteinte à la sûreté de l’État et complicité, procès, faillite, attentats, etc. Un combat que la maison d’édition mène contre l’État, la justice, l’armée…
Jérôme Lindon ne cache pas que les ennuis judiciaires ont aidé la cause et les livres qu’il défendait. Cela leur a permis d’avoir un écho médiatique et de nombreux soutiens parmi les intellectuels, notamment Jean-Paul Sartre – avec le texte « Une victoire » publié dans L’Express en mars 1958, qui aura un grand retentissement au moment de la sortie de La Question – ou le Manifeste des 121, publié en septembre 1960. Parmi les titres publiés, on retient évidemment Pour Djamila Bouhired, de Georges Arnaud et Jacques Vergès (1957) ; La Question d’Henri Alleg (1958), puis La Gangrène (1959) ; Le Déserteur de Maurienne (1960) ; Notre guerre de Francis Jeanson (1960) ou Le Désert à l’aube de Noël Favrelière (1960).
Maurice Nadeau, le franc-tireur
Journaliste littéraire à Combat, puis animateur des revues Les Lettres nouvelles et La Quinzaine littéraire, il est avant tout celui qui a découvert Witold Gombrowicz, Malcom Lowry (le premier tirage d’Au-dessous du volcan mit dix ans à s’écouler), Georges Pérec (notamment Les Choses) et qui a publié Les Jours de notre mort de David Rousset (sur l’univers concentrationnaire nazi) et les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (dénonciation du goulag). Également éditeur de la trilogie de son ami Henry Miller (Sexus, Plexus, Nexus), des auteurs de la Beat Generation, de presque toute l’œuvre de Trotski (chez Minuit ou Julliard), de Mika Etchebéhère et de Claire Etcherelli (dans sa collection Les Lettres nouvelles, chez Denoël, filiale Gallimard), il est enfin celui qui a publié le premier récit de Houellebecq.
Maurice Nadeau avait été inquiété par la justice française en 1960, pour avoir largement diffusé le Manifeste des 121, fameux texte anticolonialiste sur le droit à l’insoumission.
Les Éditions des femmes
L’idée est de publier des livres choisis par des femmes, écrits par des femmes, dans une structure tenue par des femmes. À une époque où le milieu éditorial est essentiellement masculin, que ce soit sur le plan des éditeurs ou des auteurs, constituer un catalogue exclusivement féminin est un acte militant et intellectuel important. Littérature, philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire, tous les champs des sciences humaines s’ouvrent aux plumes féminines et à l’émancipation.
Malheureusement Antoinette Fouque devient très vite la seule figure emblématique des éditions et se voit reprocher un certain autoritarisme. Elle ira jusqu’à déposer en préfecture le sigle MLF, pour en faire un usage politique et commercial, et se présentera même sur une liste électorale au côté de Bernard Tapie…