Ignoble du midi

« Depuis les jours de Jean Baptiste jusqu’à maintenant, le règne des cieux est violenté, et ce sont les violents qui l’emportent. » Matthieu, XI, 12. Face à l’avidité de certains partisans de l’agriculture intensive, les tenants d’une autre pratique se comportent un peu trop comme de doux agneaux. Au risque de laisser les loups les dévorer sans coup férir. Petite fable à l’usage des jeunes générations rurales.
par Samson

On a coutume de dire que si les gens se jettent dans la religion, ce serait par dépit, parce que leurs aspirations ne seraient pas réalisables sur terre. Mais certains ne sont pas aussi facilement vaincus, veulent réaliser leur idéal ici-bas et n’hésitent pas à passer à l’action. Ils savent bien que le Royaume des cieux (le mot royaume désigne ici plutôt le pouvoir de celui qui exerce la royauté, que le territoire sur lequel ce pouvoir s’exerce) s’établit avec violence envers et contre tous les obstacles.

Marc n’a pas voulu rester toute sa vie le fils d’un immigré espagnol. Enfant du baby boom, de cette génération de l’après-guerre sur laquelle s’est bâtie la société libérale, il a réalisé dans les années 1970 que le seul Dieu, la véritable force qui permet d’accomplir sa volonté de puissance dans la société, c’est l’argent. Persuadé qu’il n’avait d’autre destinée que de devenir plus riche que ses collègues viticulteurs, la terre ne sera plus à ses yeux que l’opportunité d’amasser un trésor. Le dégoût a fait de lui un cancre à l’école, la manie du trafic a fini par s’emparer de toutes ses pensées et il s’est découvert une forme de génie. Il est traversé dans son comportement, dans ses attitudes, mais aussi dans son aspect physique par les tares de ce monde, notamment la cupidité et l’égoïsme. Au gré de ses passions, de ses vices, son corps évolue, sa tête enfle, ses yeux deviennent exorbités ou au contraire s’aveuglent.

Il a fait ses classes chez les Jeunes agriculteurs (JA) : c’était un meneur parmi les hommes de main de cette section du syndicat agricole, la Fdsea. Il était de toutes les actions commandos : ouvrir en grand les vannes des caves de l’Hérault suspectées de stocker du vin italien à bas prix, prendre d’assaut la préfecture et brûler des archives, saccager les rayons de la grande distribution, faire le coup de poing avec les CRS… En toute impunité puisque l’État a toujours fait preuve de mansuétude à l’égard de ces jeunes paysans turbulents, alors qu’il ne laisse rien passer de la part des membres non violents de la Confédération paysanne et autres Faucheurs volontaires. Au cours de ce genre d’actions, il a noué des relations solides avec ses semblables, ceux qui veulent aller loin et sont prêts à tout, qui savent se serrer les coudes même s’ils gardent toujours un couteau dans la manche : il y avait celui qui fera carrière dans le syndicalisme agricole, celui qui deviendra directeur départemental de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), cet autre devenu responsable de l’agriculture au conseil général… Que des personnes très utiles lorsque l’on veut réussir dans le milieu.

Le système de Marc est basé sur la prise en fermage de nombreuses parcelles auprès de viticulteurs retraités. Il s’agit de plusieurs dizaines d’hectares qu’il exploite à moindres frais (désherbage total, pas d’entretien). Si les rendements chutent, il achète, pour compenser, des raisins à bas prix dans des appellations moins huppées : le flou des déclarations de récolte non liées aux parcelles permet toutes les dérives. Les bailleurs, rémunérés par des loyers dont la valeur est très éloignée des trafics juteux du fermier, sont pieds et poings liés pour longtemps. S’ils font remarquer que leur bien ne reçoit pas les soins nécessaires, notre fermier indélicat répond que la vigne est trop vieille, qu’il faut l’arracher et replanter, le tout bien sûr à la charge du propriétaire… Á moins que ce dernier, souvent démuni, ne préfère vendre la parcelle, que notre fermier, prioritaire devant la loi, rachètera à un bon prix. Marc n’hésite pas à distiller promesses et menaces à l’encontre de personnes le plus souvent isolées, ayant peur des conflits. La plupart du temps, cela suffit. Mais si certains pépés, ou le plus souvent leurs veuves, pressés par des héritiers, vont jusqu’au procès, alors il fait intervenir ses relations, et il y aura toujours un expert agricole pour affirmer que la dégénérescence de cette vigne n’est en rien liée à l’emploi massif d’herbicide ni à une quelconque destruction du sol. De toute façon, un procès tourne rarement en faveur du méchant propriétaire tant est enraciné ce préjugé qui veut que la défense d’un patrimoine doit être obligatoirement motivée par un but spéculatif aux dépens du « gentil » fermier.

La civilisation des comportements humains dans notre monde moderne, c’est-à-dire l’abandon d’une certaine part de violence qui était en eux, a favorisé les desseins des carnassiers comme Marc. Mais laissons là le portrait d’un triste sire, qui a toujours fait usage de la violence pour un mauvais idéal, et demandons-nous si certains agriculteurs, par exemple ceux de l’agriculture paysanne, ne devraient pas tirer un enseignement de cette histoire. Si l’on veut résister à la pression de ce monde, à son aliénation, ne faut-il pas faire et se faire violence pour relever la tête ? Si l’on veut savoir ce qu’on a, ce que les autres ont dans les tripes, faut-il continuer à s’effrayer face aux risques de radicalisation de certaines situations ? Et pourquoi ne pas aller soi-même jusqu’à les rendre plus rugueuses, plus brutales pour éviter de laisser le champ libre à des personnages comme ce Marc ?

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