Il y a dix ans, personne n’aurait pourtant parié un kopeck sur la potentielle branchitude de cet immeuble de six étages, gris et à l’abandon, coincé entre le canal de Saint-Denis et la Seine. L’endroit n’avait alors pas bonne presse. D’un côté, l’Île-Saint-Denis, quartier à la mauvaise réputation. De l’autre, les environs de la gare RER, où se retrouvaient dealers et consommateurs de crack. Et tout autour, le 93, département honni des Parisiens bon teint, guère disposés à traverser le périph’ pour s’encanailler au milieu des barres d’immeubles. Mais alors, que s’est-il passé ?
Une rencontre, pour commencer. Entre un jeune créatif dans le vent et un promoteur habile. À ma gauche, Julien Beller, venu du milieu associatif, architecte spécialiste des structures éphémères et festives. À ma droite, Bernard Brémond, à la tête du groupe éponyme, qui se consacre au « développement de projets immobiliers [...] pour habiter, travailler, vivre et partager » [4]. Pour pont entre les deux, un intérêt bien compris.
Tout commence en 2008, quand Beller repère le bâtiment abandonné en bordure de Seine. L’énorme surface de 7 000 m² lui tape dans l’œil : elle serait parfaite pour accueillir à demeure artistes et associations, ainsi que pour organiser des événements culturello-festifs. Mais pas question de la jouer squat – l’architecte ne mange pas de ce pain-là. Lui veut faire les choses dans les règles et toque en 2009 à la porte du promoteur, nouveau propriétaire des lieux, pour lui proposer un arrangement.
Bingo-banco, Brémond accepte de laisser Beller prendre temporairement possession de l’endroit – à l’origine pour deux ans et contre un loyer symbolique. L’acte de naissance du 6B. Le lieu associatif, qui a toutes les apparences du squat sans en être un, monte vite en puissance. Grâce à une politique culturelle ambitieuse et en attirant de jeunes résidents en manque d’atelier. En quelques années, la structure fait le plein : l’immeuble héberge 200 personnes, réparties sur 150 ateliers. Des architectes, plasticiens, photographes et stylistes, ainsi que des gens de théâtre, salariés associatifs et musiciens.
Si le promoteur accepte le deal, c’est qu’il compte en tirer profit. Il est justement en train de lancer un projet d’aménagement de quatre hectares face à la Seine, l’écoquartier Néaucité (dont fait partie, à sa pointe Nord, l’immeuble du 6B). Pas de la petite bière : 700 logements, des commerces et des bureaux, qui voient le jour entre 2014 et 2017 sur une friche urbaine. Un chantier de 100 millions d’euros, avec l’idée de faire venir dans le 93 ces classes moyennes qui n’ont plus les moyens de loger à Paris.
Pour les séduire, quoi de mieux que la culture ? Brémond flaire le filon – l’art va donner à son projet le supplément d’âme qui lui manquait. « Jusqu’en 2011, on ne pensait pas garder le 6B, explique une cadre du groupe [5]. Puis petit à petit, on a commencé à se dire : “Mince, […] le 6B prend de plus en plus de puissance médiatique.” » C’est ainsi que la convention temporaire cesse de l’être – le 6B est désormais là pour longtemps. Malin : il ne coûte pas grand-chose au groupe, mais rapporte beaucoup en termes d’image. Le lieu multiplie en effet les événements (dont le festival Fabrique à Rêves), et attire habitués et visiteurs. Résultat : les articles de presse laudateurs tombent comme à Gravelotte.
De la bonne pub : les papiers ne manquent jamais de citer Néaucité. Et constituent un parfait argument de vente à l’intention des éventuels acheteurs. « Avant, le modèle de réussite pour les classes moyennes, c’était de posséder ses quatre murs et sa place de parking, note la cadre du groupe. Aujourd’hui, l’important, c’est l’environnement dans lequel on vit. » D’où un marketing à part, qui cible les « professions artistiques » cherchant « un premier appartement », reconnaît un communiquant du groupe [6]. « [Les membres du 6B] continueront à habiter Néaucité, à donner une âme au quartier et à le valoriser », promet ainsi une plaquette publicitaire. Quant à Beller, il a carrément droit à une bio flatteuse sur le site du groupe. Tout s’imbrique. Se confond.
« Le 6B est au cœur de notre projet urbain, s’enflamme Joël Gayssot, coprésident de Brémond. Vivre à Néaucité, ce sera s’ouvrir à un nouveau mode d’habiter fondé sur les échanges culturels. » [7] Pas n’importe quels échanges, pourtant. Car si le 6B chante l’ouverture et en appelle aux dynamiques populaires, il ne parle pas à la plupart des Dionysiens. Seulement à ceux qui appartiennent à la petite-bourgeoisie créative, constatait en 2015 la géographe Lina Raad [8] : « La programmation correspond aux habitus des classes moyennes dotées d’un capital culturel élevé. » Vanter la mixité sociale tout en pratiquant l’entre-soi – joli paradoxe. Et la chercheuse d’en remettre une couche : « Implanté au cœur d’un quartier en renouvellement urbain, où les espaces publics sont occupés par des commerçants de rue d’origine africaine, et parfois des toxicomanes, le 6B permet aux classes moyennes de s’approprier le quartier et d’y exercer une domination symbolique. »
Le lieu joue ainsi le rôle de tête de pont de la gentrification. D’où le soutien (y compris financier) que lui accordent les collectivités locales, qui parient sur sa capacité à rendre le quartier plus attractif. D’où l’appui – aussi – que lui fournissent certains nouveaux habitants : trois associations de copropriétaires de Néaucité viennent de donner 6 500 € au 6B, suite à un crowfunding. « Leur participation témoigne du besoin d’avoir un quartier qui se reconstruit », pavoise Beller [9].
Résultat, le 6B évolue – accompagnant de fait (ou devançant) l’évolution du quartier. Au fil des ans, les loyers demandés aux résidents augmentent. Et les événements organisés changent de nature. Exit les soirées électros, trop bruyantes. Exit aussi les rendez-vous pas assez consensuels – en 2012 déjà, Brémond avait exigé (et obtenu) que les Cannabis Social Club cessent de s’y réunir. Place à une programmation « plus conviviale » qui « consolide le lien avec Néaucité ». Au programme : un restaurant, « des soirées-concerts, du stand-up, du théâtre, un showcase ». Ça fait rêver.
Place – surtout - à de nouveaux résidents, salariés de start-up et d’entreprises dites innovantes. Un appel à candidatures a été ainsi publié en juin pour proposer « des locaux attractifs à des acteurs économiques prêts […] à participer à une dynamique de développement économique ». Un investissement de 10 millions d’euros est prévu pour 2020 – le tour de table réunit le promoteur, la ville et la communauté d’agglo.
Rien de plus logique : le 6B continue à servir de locomotive à la montée en gamme du quartier. Le temps des artistes peu fortunés est bientôt terminé, les entrepreneurs débarquent. « Si les artistes et les ménages sont le plus souvent des acteurs involontaires de la gentrification, […] les différents acteurs de l’immobilier témoignent d’une réelle volonté de transformer les quartiers populaires, en s’appuyant sur les premiers », résume la géographe Anne Clerval [10]. Voilà que les artistes sont les dindons de la farce. Pour un peu, on les plaindrait. Ou pas.