Le Chili voit rouge

« Elle va tomber, l’éducation de Pinochet »

Ce slogan, entendu dans les manifs étudiantes depuis plus de quatre mois, de Santiago à Valparaiso, fait référence à d’autres exigeant le départ du dictateur de sinistre mémoire. Au cœur de la lutte, la revendication d’une éducation gratuite et de qualité et, en arrière-fond, se débarrasser une bonne fois pour toutes de l’ère Pinochet.

« In toma ! » Occupé ! Ces deux mots ont fleuri, malgré l’approche de l’hiver austral, sur les façades de centaines d’établissements secondaires et supérieurs du Chili depuis que le mouvement étudiant a démarré le 28 avril dernier. De quelques milliers de participants, les marches ont grossi jusqu’à compter plus de 500 000 personnes au mois de juin1, rassemblant chaque fois de nouveaux secteurs d’une société chilienne définitivement en colère. « À chaque fois que le gouvernement a essayé une quelconque stratégie pour arrêter la mobilisation, elle s’est accrue : au début, n’ont manifesté que les étudiants, puis se sont ajoutés les profs et les salariés de l’éducation, ensuite sont venus les parents d’élèves, enfin l’ensemble des travailleurs. On a même vu des représentants des douaniers et des gendarmes ! », nous raconte Mabel Zuñiga, responsable syndicale au ministère de l’Éducation rencontrée à Valparaiso.

L’enjeu de la lutte, parce qu’il concerne toutes les familles chiliennes, est bien centré sur ce système éducatif conforme au modèle ultralibéral appliqué de manière brutale par les Chicago Boys de l’entourage de Pinochet. « Au Chili, l’État s’est complètement désengagé de sa responsabilité en laissant l’éducation aux organismes privés. Pire, malgré la loi interdisant de faire du profit avec l’éducation, l’ex-ministre Lavin2 a reconnu avoir fait un bon investissement en créant sa propre université », poursuit Mabel. Il est vrai que le secteur semble particulièrement lucratif tant pullulent les publicités pour les écoles promettant technologie made in USA et méthode japonaise. « Dans les années 1980, la liberté de l’enseignement garantie par la Constitution de Pinochet s’est surtout traduite par la liberté qu’ont les familles de choisir l’établissement avec lequel s’endetter. Ici, n’importe qui peut fonder une école, demander des frais de scolarité allant jusqu’à 600 euros par mois3 et, en même temps, recevoir des subventions déguisées de l’État », ajoute Mabel. Le résultat ne s’est pas fait attendre : aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur, près de 60 % des établissements appartiennent au privé. Et la qualité de l’enseignement est rarement la préoccupation première de ces boîtes à mastère en n’importe quoi, pourvu que ça rapporte. Reste le public, me direz-vous ? Sauf que de ce côté-là également la note peut-être salée puisqu’un tiers des frais de scolarité dans le secondaire et les trois quarts dans le supérieur sont à la charge des gentils étudiants et de leurs familles.

C’est donc un profond sentiment d’injustice ou plus simplement de foutage de gueule qui macère dans la société chilienne depuis vingt ans qu’elle paie le prix fort pour redécouvrir les joies de la démocratie. Au pays de l’araucaria, du pisco et d’un minerai de cuivre qui ramène plus de 6 % de croissance par an, les 20 % les plus riches gagnent toujours quatorze fois plus que les 20 % les plus pauvres. Des chiffres qui n’ont pas vraiment varié depuis la fin de la dictature. « Ici, la défiance envers tous les partis et syndicats traditionnels, de gauche comme de droite, est largement installée. La force du mouvement actuel vient de jeunes qui se revendiquent de la gauche indépendante ou de groupes sans appartenances partisanes. Ces jeunes sont disposés à perdre leur année, à passer leur vie dans la rue, avec une énergie telle qu’ils ne partiront pas les mains vides », conclut Mabel. Ainsi, on a pu voir dans les manifs resurgir sur les pancartes les grosses lunettes d’Allende brandies comme un défi au pouvoir en place. On a vu aussi des groupes déterminés à se castagner sévère avec les carabiniers sans avoir peur d’un nouveau coup d’État militaire, ce que redoutent les Chiliens plus âgés.

En face, le président Sebastian Piñera et sa clique alterne petite phrase censée frappée au coin du bon sens (« Rien n’est gratuit dans la vie ») et menace de mort pas du tout voilée4. Rien n’y fait, et cela malgré l’assassinat d’un jeune de 16 ans par les carabiniers le 25 août dernier. Une grande majorité de Chiliens attendent un profond changement, pas seulement l’écroulement des derniers vestiges de l’ère Pinochet, mais une deuxième république résolument plus égalitaire.


1 Un record pour ce petit pays de 17 millions d’habitants coincé entre Pacifique et montagnes andines et qui est considéré par ses voisins comme la Suisse de l’Amérique du Sud.

2 Chef de file de ces trop fameux Chicago Boys, Joaquin Lavin avait été nommé à l’Éducation par le président-milliardaire Piñera pour encore accentuer la privatisation du système. Il a été victime d’un remaniement ministériel le 18 juillet.

3 Le salaire minimum touché par une grande partie des Chiliens est de 300 euros, quant au salaire moyen, il se situe autour de 800 euros. Les deux tiers de la population active se retrouvent fichés au surendettement.

4 Une obscure responsable au sein du ministère de la Culture a écrit sur Twitter au sujet de la leader la plus en vue du mouvement étudiant, Camila Vallejo : « On tue la chienne et c’en est fini de la portée ». Reprise d’une phrase attribuée à Pinochet à l’annonce de la mort d’Allende.

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