Anthologie d’une revue disparue

Dissidences intellectuelles arabes

Il y a une quarantaine d’années, de jeunes intellectuels du monde arabe éditaient une revue surréaliste : Le Désir libertaire. Un recueil de textes audacieux, brocardant patrie, armée, famille et religion, vient d’être traduit en français.
Fac-similé « Le désir libertaire »

Au début des années 1970, de jeunes exilés en dialogue avec les différents courants d’avant-garde se retrouvèrent à Paris pour fonder Le Désir libertaire, une revue qui avait l’ambition d’être « l’organe central du mouvement surréaliste arabe ». Ses membres s’appelaient Farid Lariby, Ghazi Younes, Mohammed Awadh, Ali Fenjan, Maroine Dib ou Abdul Kader El Janabi qui, grâce à ses traductions, vient de mettre à disposition du lectorat francophone un recueil de textes aussi jouissifs que subversifs1.

Les bornes chronologiques de la première série du Désir libertaire2 renvoient à deux conflits majeurs pour la région : la guerre du Kippour (1973) et le début de la guerre civile libanaise (1975). Le numéro inaugural comprenait d’ailleurs un texte intitulé « Contre les illusions nationalistes, pour une alternative internationaliste », signé par l’Organisation socialiste israélienne Matzpen, le groupe arabe Le Pouvoir des conseils et le Groupe algérien pour la propagation du marxisme.

C’est aux audaces du passé que l’on mesure les inhibitions du présent

Le Manifeste de 1975, rédigé à la demande de Franklin Rosemont, fondateur du groupe surréaliste de Chicago, exprima un rejet total du nationalisme arabe, de l’ordre bourgeois et de la domination religieuse  : « Les grandes valeurs des classes dominantes (la patrie, la famille, la religion, l’école, les casernes, les églises, les mosquées et autres pourritures) nous font rire. Nous pissons joyeusement sur leurs tombes. » C’est précisément à cette audace du passé que l’on mesure les inhibitions du présent.

Il ne faudrait toutefois pas réduire cet élan libertaire à de simples interventions politiques, quoique révolutionnaires. Car, dans le sillage de Michel Leiris, il s’agissait aussi d’aller « vers la libération du langage » en jouant avec les mots, en arabe ou en français, contre toutes les formes de censure. Ainsi, «  al hizb  » (« le parti  ») devient « hzzou ezzeb » (« trancher le zob »). Parmi les anti-proverbes, composés sur le principe du cadavre exquis et envoyés aux intellectuels arabes alors en vogue, on peut mentionner  : « Jouis dans des rues peu fréquentées.  » On ignore cependant si ces conseils furent suivis par leurs destinataires, qui méditèrent peut-être cet aphorisme : « Tant que la radicalité s’exprimera par l’écriture, la nostalgie en sera sa cicatrice. La praxis n’est qu’une fable racontée aux enfants !  »

Outre les poèmes de Farid Lariby et d’Abdul Kader El Janabi, on retrouve dans ce recueil richement illustré, un lumineux « Guide touristique de l’architecture et de l’urbanisme arabes » publié en 1983 par Maroine Dib, qui critiqua le « droit de regard » masculin qui poursuivait les femmes du Caire, Beyrouth ou Damas  : « La prolétarisation qui s’étend de plus en plus aux femmes dans les villes arabes ne les libère, pour un temps, de leur famille que pour les soumettre à un esprit de famille qui persiste partout dans les regards.  »

Le Désir libertaire rendit hommage à Georges Henein qu’Abdul Kader El Janabi rencontra dans les locaux de L’Express fin 1972. L’importance du groupe égyptien Art et Liberté, qui adopta le manifeste de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant, créée sous l’égide d’André Breton et Léon Trotski, est rappelée dans cet ouvrage.

Mais d’autres figures furent convoquées par les exilés arabes dans leur quête d’une généalogie de la dissidence comme Korrat al-Aïn, lapidée à Téhéran vers 1860 et qui déclara, devant l’assemblée de la secte Baha’i : « Que les uns partagent les biens avec les autres, que la pauvreté soit supprimée parmi vous et que le malheur disparaisse, que votre pauvre soit l’égal de votre riche. Ne voilez pas vos épouses devant vos amis, car il n’y a plus ni interdit, ni punition, ni prohibition, ni obligation, ni empêchement. Prenez donc votre part dans ce monde, car il n’y a rien après la mort.  »

Nedjib Sidi Moussa

1 Le Désir libertaire. Le surréalisme arabe à Paris, 1973-1975, textes réunis et annotés par Abdul Kader El Janabi, Toulouse, éditions de L’Asymétrie, 2018, 206 pages.

2 Les cinq numéros de la première série du Désir libertaire ont été publiés entre le 25 décembre 1973 et 1975. Les trois numéros de la seconde série l’ont été entre 1980 et 1981.

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