Décadrer la psychiatrie

Depuis 2012, ils se retrouvent une fois par semaine pour un atelier photo à Marseille et pour publier Un autre journal. Sans clichés, CQFD est allé à la rencontre de ces photographes autodidactes, qui ont en commun d’avoir connu un suivi psychiatrique en hôpital.

C’est tout juste l’heure de la digestion quand j’entre dans l’atelier où travaille Stephanos Mangriotis, du collectif Dékadrages. Après m’avoir salué, le collègue photographe m’invite à le suivre dans la salle de réunion, où flotte une odeur familière de cigarette et de café. Nous y retrouvons Abdel, Wilfreed – Will – et Séverine, participant-e-s de longue date de l’atelier, ainsi qu’Andrea, poète et écrivain embarqué lui aussi dans l’aventure. L’ambiance est détendue, et je les invite sans tarder à me raconter la genèse des ateliers.

Wilfreed Obame – Dékadrage

C’est au cours des discussions entre Stephanos et Carole, infirmière dans les quartiers sud de la ville, que l’idée a germé. Carole était, en effet, régulièrement amenée à accompagner des personnes en suivi psychiatrique pour des motifs variés, et pour des séjours à l’hôpital d’assez longue durée. « Quand tu es suivi à l’hôpital pendant trois ou quatre mois, c’est bien de prendre des repères dehors », me confie Abdel. Les affinités aidant, Carole et Stephanos proposent à quelques personnes avec qui le courant passe bien de se retrouver pour faire de la photo, et en novembre 2012, le premier cycle d’ateliers débute avec 8 participants. La contrainte choisie est de prendre au moins une photo par jour, sans thème imposé. Le groupe se retrouve une fois par semaine à la Compagnie, dans le haut du quartier Belsunce, pour discuter des clichés récoltés, et préparer doucement l’édition d’un journal papier.

Présent dès les premiers jours, Will ne connaît au départ rien à la photo, mais se prend très vite d’intérêt. Abdel, lui, arrivé en 2013 pour le second cycle, connaît déjà un peu l’image depuis une formation en audiovisuel. Mais « la technique était plus un prétexte pour passer du temps ensemble  », remarque Stephanos. Au-delà de la question technique, c’est la possibilité d’expression qu’offre l’atelier qui semble inédite. Abdel précise : « On n’était pas là pour parler de la maladie, on m’invitait à m’exprimer à travers mon regard. » En février de la même année, une exposition se monte à l’occasion de la Semaine d’information en santé mentale, et la parution du numéro 0 d’Un autre journal vient clore le premier cycle en beauté.

Les ateliers se poursuivent, au gré des agendas et des disponibilités. Séverine arrive en avril 2013, et pour elle aussi, c’est une initiation complète à la photographie. « C’était atelier feeling au début ! », rigole-t-elle. Mais les regards s’aiguisent, et la dimension artistique s’affirme en même temps que l’atelier évolue : si les premiers cherchent à raconter la psychiatrie, l’imaginaire prend le dessus petit à petit, au fil aussi des amitiés et des complicités qui se tissent. En novembre 2013, Séverine passe à l’argentique, après avoir assisté à un festival de photographie à Paris. Will, de son côté, se rappelle être resté longtemps au noir et blanc avant d’intégrer progressivement la couleur. Dès le troisième cycle, Andrea rejoint le groupe pour animer des ateliers d’expression spontanée, « sans contrainte formelle ». Des textes énigmatiques et évocateurs naissent des échanges menés sous forme de dialogues, et viennent enrichir les numéros suivants d’Un autre journal. Le choix du thème du numéro à venir se fait d’ailleurs parfois après coup, en fonction des photos et des textes retenus. D’autres fois, les photographes n’estiment pas nécessaire de choisir un thème particulier. Le troisième numéro du journal est un florilège d’images fortes et originales. « Je m’y suis particulièrement dévoilé », souligne Abdel, dont les autoportraits pris chez lui, nu ou habillé, occupent une double page. Il rajoute en se marrant : « Au boulot, quand ils ont découvert le journal, ils l’ont épinglé dans le bureau, en écrivant ‘Bienvenue administrateur’ sur la page ! »

Une seconde exposition est présentée en octobre 2014, cette fois-ci accompagnée d’une musique originale composée par Pavlos, un ami musicien. C’est un succès. Une troisième ne tarde pas à suivre quelques mois plus tard à la Cité des Arts de la Rue, à l’occasion de laquelle plusieurs photos sont vendues. Abdel se souvient : « Ce qui comptait ce n’était pas de savoir combien on a pu gagner en vendant quelques photos, mais surtout que c’était synonyme de reconnaissance de notre travail, de notre investissement dans l’atelier ». « C’était une surprise, j’étais très étonné, mais c’était aussi un très grand plaisir intérieur », constate Will de son côté.

Au printemps 2016, quatre ans et quatre journaux après les débuts, une rétrospective sous forme de grands tirages a eu lieu à la Friche Belle-de-Mai, une institution culturelle marseillaise très fréquentée. Stephanos, happé par d’autres projets, a cédé la place au photographe Ezio d’Agostino pour animer les ateliers. Mais le petit groupe d’ami-e-s photographes est plus remonté que jamais et porte les ateliers avec la certitude d’accomplir quelque chose d’important. Et Séverine de lâcher avant que je ne les quitte : « C’est un travail d’empire, ce qu’on fait… C’est comme les pyramides d’Égypte ! »

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