Courrier d’une autre Amérique

De la guerre de Sécession au Capitole

Camionneur à la retraite, John Marcotte a milité au sein d’un courant marxiste humaniste influencé par l’intellectuel caribéen C.L.R. James. Depuis l’an dernier, il nous envoie régulièrement d’outre-Atlantique ses analyses sur une nation gangrenée par le racisme depuis ses origines. Ce mois-ci, il revient sur l’invasion du Capitole le 6 janvier dernier. Un événement inscrit selon lui dans la continuité de l’histoire de la domination blanche aux États-Unis.
Collage de 20100

Une évidence : ce suprématisme blanc n’a rien de nouveau. Les événements auxquels nous assistons – assaut du Capitole en tête – marquent la résurgence de vieilles contradictions datant de la fondation de cet État colonial. Elles ont conduit à une guerre civile, gagnée militairement 1 puis perdue politiquement, et dont les Noirs sont les premiers à subir les conséquences. Les Noirs, les Hispaniques et les populations autochtones – de même que les femmes pendant longtemps – n’ont jamais eu accès à la démocratie dans ce pays. Il faut donc continuer à se battre pour une société véritablement multiraciale.

Après les événements du 6 janvier, la presse mainstream et les commentateurs, découvrant la lune, se sont montrés choqués par la différence de traitement appliquée par la police, mettant en parallèle leur comportement envers les suprémacistes blancs et leur propension à passer à tabac et emprisonner les Noirs et les manifestants de gauche. Il est aujourd’hui de plus en plus évident que nombre d’agents de police et de militaires faisaient partie de cette foule. Davantage encore que l’armée, la police est fortement infiltrée par les suprémacistes blancs et affiche une sympathie marquée pour leurs opinions ainsi qu’une hostilité envers les non-Blancs.

Certes, nous étions déjà un certain nombre à le savoir. Mais ces événements ont obligé bien d’autres personnes à ouvrir les yeux sur la différence de traitement policier entre Noirs et Blancs. Il faudrait être aveugle pour nier ce qu’il s’est passé ce 6 janvier.

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C’était si grave que Fox News et d’autres médias de droite ont prétendu que la prise d’assaut du Capitole était en fait menée par les antifas, dans une opération sous fausse bannière ! Vraiment. Voilà jusqu’où ils sont prêts à pousser le mensonge. Pire : 74 millions de personnes les croient !

Trump a été leur leader du moment. Et il a fait beaucoup de dégâts en popularisant le suprématisme blanc, en le rendant acceptable, en aidant ses partisans à recruter tout en leur conférant un sentiment d’impunité. Ils étaient tellement sûrs d’être les véritables maîtres du pays qu’ils se sont même pris en photo à visage découvert lorsqu’ils ont pénétré dans le Capitole. En réalité, ils n’étaient que de pauvres petits abrutis manipulés et tout à fait remplaçables. Certains l’ont compris quand le FBI a frappé à leur porte. Je suis d’ailleurs convaincu que Trump aurait aimé que l’attaque fasse davantage de morts dans leurs rangs, car il aurait pu utiliser a posteriori ces martyrs pour nourrir son culte de la personnalité. Quel plus grand plaisir pour un narcissique que de voir des gens mourir pour lui ? L’hommage ultime.

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Mais au-delà de cela, une sérieuse tendance fasciste s’est développée, qui ne dépend pas que de Trump. Des opinions de chemises brunes se sont profondément enracinées au sein d’une grande partie des politiciens du Parti républicain, ainsi que dans la police, chez les gardiens de prison, les patrouilleurs aux frontières, etc. Si la rébellion contre le néolibéralisme ne croît malheureusement pas à gauche, elle a, par contre, pris une direction de droite dans ce pays. Des comparaisons historiques sont faites avec les années 1850, celles précédant la guerre civile. J’y vois des similitudes certes, mais il y a aussi des leçons à tirer du mouvement de libération noire des années 1960. C’est pourquoi je pense que les écrits de James Baldwin 2 ont beaucoup à nous dire aujourd’hui. N’oublions pas que la suprématie blanche a régné sur le sud des États-Unis pendant un siècle, déployant un fascisme aussi oppressif que tous ceux qui ont sévi plus tard. Ses lois ont servi de modèle pour les nazis lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir, les plus « modérés » d’entre eux estimant même que certaines étaient trop extrêmes pour être appliquées par le nouveau régime hitlérien.

Contrairement à l’Allemagne ou à l’Afrique du Sud, nous ne nous sommes jamais confrontés à cette réalité historique. Nous la laissons pourrir dans un coin en la niant, préférant le mythe endoctriné de l’exceptionnalisme américain, de la « ville qui brille sur la colline » 3 et de ses « good guys ». Une histoire que nous n’avons jamais cessé de nous raconter.

Le fait que le drapeau des Confédérés ait été brandi au sein du Capitole a beaucoup choqué, mais il n’avait rien de fortuit. C’est un geste qui n’avait jamais été fait auparavant, même aux pires heures de la guerre de Sécession. Profonde, la symbolique a ébranlé de nombreux observateurs. Sans compter les tee-shirts proclamant « Camp Auschwitz – Le travail rend libre » ou « 6MWNE » (« 6 million was not enough » – 6 millions [de juifs assassinés] ce n’était pas assez).

En clair : c’est le même peuple qui a commis un génocide pour voler les terres des autochtones, asservi et torturé les Africains, inventé le concept de race pour justifier ses actions et amené la nation américaine à la guerre civile pour tenter de continuer à dominer. Et il est prêt à recommencer, en un claquement de doigts. C’est la même foule, invoquant la même religion chrétienne. La même Histoire. Il ne peut y avoir aucun compromis avec ces gens.

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74 millions d’Américains ont voté pour ça les yeux fermés. Ou n’ont pas été assez troublés par cette continuité évidente pour voter différemment. Si nous ne parvenons pas à faire en sorte que les vies des Noirs comptent, nous ne pourrons progresser sur rien. Il est vain de parler de révolution, d’une nouvelle société, de ralentissement du réchauffement climatique, de réduction de la pauvreté ou de la fin des incarcérations de masse si nous ne pouvons même pas nous assurer que les suffrages des Noirs comptent autant que les votes des Blancs.

Vous remarquerez que tous les votes contestés par les Républicains provenaient de villes noires : Détroit, Milwaukee, Atlanta, etc. En parlant de « votes frauduleux », ils désignaient les votes des Noirs. C’était exactement la même rengaine dans le sud des États-Unis pour contrer la Reconstruction 4 durant les années 1870. Seuls les « votes légaux » comptent, seuls les votes blancs et chrétiens comptent. Si les Républicains obtiennent ce qu’ils veulent, nous reviendrons à une sorte de système d’apar theid. Ce qui se joue ici, c’est bien plus qu’une simple dispute entre deux partis politiques néolibéraux.

John Marcotte (Massachusetts, janvier 2021)
Traduction Mickaël Correia

Sur le même sujet et du même auteur, lire également : « Le trumpisme est plus fort que jamais » (CQFD n°193, décembre 2020).


1 La guerre de Sécession de 1861-1865.

2 James Baldwin (1924-1987) est l’auteur, notamment, du recueil de nouvelles Face à l’homme blanc (Going to Meet the Man, 1965), racontant le racisme et la difficulté pour les Noirs de vivre aux États-Unis.

3 Expression martelée par le président Ronald Reagan dans les années 1980, inspirée d’un sermon puritain du XVIIe siècle, pour définir sa vision d’une Amérique telle « une ville haute et fière, construite sur des rochers plus solides que les océans, balayée par le vent, bénie de Dieu et grouillant de gens de toutes sortes vivant dans l’harmonie et la paix ».

4 Période de 1865 à 1877 qui suivit la guerre de Sécession, marquée notamment par la fin du régime esclavagiste dans le sud des États-Unis.

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