Élucubrations interstellaires

David Graeber : Occupy Saturne

Qu’advient-il lorsqu’un brillant universitaire à l’œuvre déjà foisonnante accède au statut de référence internationale de la contestation, brinquebalé de colloques en conférences, d’émissions en manifestations ? On peut se le demander à la lecture de Bureaucratie, le dernier livre de David Graeber, figure du mouvement Occupy, traduit en français aux éditions Les liens qui libèrent.
Par Emilie Seto.

Lecteur attentif de Graeber depuis assez longtemps maintenant, dès sa période « underground », pourrais-je dire, il m’a fallu revenir plusieurs fois sur ce livre, constitué principalement de trois articles datés de 2012, pour me rendre à cette fâcheuse évidence : notre « anthropologue-anarchiste » peut désormais tout se permettre, y compris exhumer ses fonds de tiroir de façon éhontée. Entendons-nous bien cependant : Bureaucratie contient dans son premier article des développements intéressants qui manient le paradoxe avec goût. On pense d’ordinaire une opposition entre l’État et le marché ? Il n’en est rien : la rationalité marchande se coule parfaitement dans le principe d’efficacité de la bureaucratie. Efficacité seulement prétendue, car dans une société entièrement régie par des contrats (un rêve libertarien !), la nécessité de recourir à des rapports bureaucratiques serait multipliée et non limitée, segmentant les relations collectives entre dépôt de projets et réponse à des contrôles. Voilà des éléments indéniablement intéressants et bien tournés. Ils ne doivent pas pour autant occulter l’inanité du deuxième article reproduit dans ce recueil, « Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit », qui ne s’est guère attiré de commentaires critiques alors qu’il enchaîne énormités sur énormités.

D’abord, une question ouverte : chère lectrice et cher lecteur, êtes-vous aujourd’hui profondément amers de ne pas être entrés totalement dans l’ère des voitures volantes sans chauffeurs, de la téléportation, des robots androïdes et autres élixirs d’immortalité ? Avez-vous, de fait, l’impression qu’une méchante clique a détourné les technologies les plus prometteuses pour vous voler votre futur ? David Graeber y répond pour vous, par l’affirmative. La technologie, avance-t-il, est tissée de l’étoffe de nos rêves. C’est notre capacité imaginante qui préside à la mise en œuvre du monde dans lequel nous voulons vivre. Et l’anthropologue-anarchiste de se demander : par quel malheureux accident a-t-il pu se faire qu’en 2016 nous demeurions en attente des robots blanchisseurs et des réacteurs dorsaux qui peuplaient l’imaginaire futuriste des années 1960 ? Curieuse disposition d’esprit, tout de même, dans cette façon de tourner les problèmes.

En effet, lorsqu’on évoque la question de la technologie, une personne à l’esprit un tant soit peu critique ne manquera pas de s’interroger à la fois sur le sens du progrès technique et sur la finalité de la production en rapport avec les besoins. Questions absolument cruciales, qui tiennent à une volonté minimale de maîtriser nos conditions d’existence. Or, étrangement, l’article démarre pour ainsi dire in medias res : il ne s’agit jamais de revenir en amont des prétendus progrès technologiques pour discerner ce qu’ils apportent et ce qu’ils saccagent, mais bien d’estimer scandaleux, ma bonne dame, d’avoir encore à conduire une automobile, alors que l’on pourrait très bien déléguer cette tâche fastidieuse à un algorithme en se repaissant pendant ce temps de la lecture d’un ouvrage remarquablement stimulant signé David Graeber !

Si de telles possibilités ne nous sont pas offertes, comprenez-vous, ce n’est pas une question d’inventivité (il y aura toujours, parmi les 99%, des gens brillants), mais bien une question politique : « ils » n’en ont pas voulu, des technologies « poétiques » ! Ces moyens rationnels, techniques et bureaucratiques mis au service de rêves fous. « Ils » ont préféré orienter les crédits de recherche vers les technologies bureaucratiques, bridant le potentiel émancipateur des meilleurs dispositifs, comme lorsque Internet se trouve réduit essentiellement à une centrale d’achats en ligne, à un analogue de la poste et à une grande bibliothèque. On le saisit : Graeber n’inscrit en rien son analyse de la bureaucratie dans une critique générale des rapports réifiés au monde, aux autres et à soi-même rendus possibles par le développement technologique aveugle. Il ne critique pas une forme de vie intrinsèquement liée aujourd’hui au capitalisme, mais un type de contrôle politique et social orchestré par les « 1% ». C’est que les dirigeants ont intérêt à contrôler les masses par le truchement du travail, en laissant faire aux humains ce que des robots auraient pu depuis belle lurette leur épargner. Ergo  : le fond de l’affaire, c’est une lutte de classes, et la technique, somme toute, reste neutre.

Sur le point de me laisser embarquer par cet optimisme technologique sans faille, une malheureuse citation est revenue doucher ma naissante euphorie : « Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or, il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. » Ces lignes d’Ivan Illich, dans La Convivialité, datent de 1973, lorsque le jeune Graeber devait dévorer tout Asimov en rêvant de laisser un androïde sur Mars. Or, des réflexions de cet acabit n’existent tout bonnement pas dans la galaxie de notre anthropologue-anarchiste. À ses yeux, il est au contraire étonnant que nous n’ayons pas déjà perçu à quel point le capitalisme freine l’innovation, au lieu de favoriser précisément sa constante expansion. L’iPhone, objet révéré de notre époque, ne serait ainsi qu’une « modeste amélioration » conçue pour amuser la galerie. Qu’il soit utile, incidemment, pour tracer, géolocaliser, conserver le salarié sous pression perpétuelle et exploiter par consentement les dynamiques auto-entrepreneurs de la nouvelle économie : de tout cela, pas un mot.

Face à ce marasme technologique qui signe l’échec du capitalisme – échec d’une cristalline évidence, n’est-ce pas ? –, soyons audacieux, nous enjoint David Graeber. Sa vision nébuleuse d’un socialisme décentralisé rencontre en toute logique les technologies d’imprimantes 3D, porteuses d’un avenir d’initiatives et de créativité démultipliées. Avec un tel argumentaire, nul doute que l’icône alternative sera intronisée chouchou des séminaires sur le numérique collaboratif ou la croissance verte, sur le thème « Les fablabs, moteurs d’une écologie subversive ». De l’audace, toujours de l’audace : ouvrons de nouveau l’avenir de la technologie, contre tous ces gens au profil « anticivilisation » qui affirment que la « libération humaine n’est réalisable que par un retour à l’âge de pierre  ». Passé ce point d’élucubrations interstellaires, on en vient à se dire que le sagace et virevoltant David Graeber s’est retrouvé coincé dans le monde réel, pendant que les cyniques agents nous envoyaient, à nous, prisonniers de la Matrice, son image digitale « Luc Ferry » pour nous sermonner sur les errances de la critique du progrès technologique.

On l’aura compris, ma déception fut grande à la lecture de ce chapitre de Bureaucratie. L’inquiétant, c’est d’imaginer les prochains enthousiasmes à courte vue de son auteur. Pour cela, je crains fort que nous n’ayons même pas à nous téléporter dans le futur. Mais sait-on jamais. Comme dans tout bon scénario de science-fiction, ceux qui anticipent l’avenir sont susceptibles d’en modifier le cours : David Graeber remettra peut-être un jour les pieds sur terre.

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