La rage contre la machine

Bernard Stiegler, mais qu’est ce qu’on va faire de lui ?

Bernard Stiegler est un philosophe contemporain surprenant. Parce qu’il ne joue pas le jeu des faux télé-débats, mais aussi parce qu’il propose une analyse intéressante du monde contemporain, ce qui change de ses collègues « stars » de la pensée dominante, tel BHL ou Finkelkraut.

Stiegler affirme que la technique, qui est au centre notre réalité, ne va pas dans le sens de l’émancipation, mais dans celui d’un capitalisme forcené. Il dénonce ainsi les mécanismes et les technologies qui produisent la culture de masse, les pulsions consuméristes, la domination du marketing, la fausse liberté que proposent les réseaux sociaux puisqu’ils sont dominés par le mimétisme, et tous ceux qui prétendent que l’on peut maîtriser ce techno-monde qui nous dépasse. « À quoi conduit le discours de la maîtrise ? à Fukushima. C’est-à-dire exactement à la catastrophe. La force des Grecs, c’est au contraire de considérer qu’on ne peut jamais dominer la technique. Un marin qui dirait “je domine la mer” passerait pour dément.1 »

Mais là où Bernard Stiegler devient franchement surprenant, c’est qu’une fois qu’il a démontré que la technique est aujourd’hui un « poison », il prétend aussi que c’est le « remède » de demain. En voulant « réintroduire de la pensée dans le monde numérique », selon son expression, il cantonne toute perspective d’agir sur le monde dans le champ virtuel et veut faire croire que la société doit se transformer radicalement pour s’adapter à ce nouveau paradigme. Comme il l’explique sur France Culture, « il faut reconfigurer l’ensemble de la vie de l’esprit autour du numérique », « la vitesse de transformation du numérique ne correspond pas du tout à la vitesse de transformation des institutions, à partir de là il faut se donner des moyens exceptionnels », « l’affaire Snowden va provoquer un choc terrible par rapport aux modèles actuels des réseaux sociaux, il est donc essentiel que l’Europe lance une nouvelle politique2 ». Et en quoi consiste cette nouvelle politique ?

Dans le domaine de l’éducation, par exemple, Stiegler prône une rénovation des méthodes pédagogiques, conduite depuis les écrans. À l’université, il fait l’apologie des cours en ligne, les MOOC (Massive open online course), et il conseille le financement de thèses sur le numérique, comme il l’écrit dans le journal de Microsoft, ainsi que l’introduction d’une nouvelle culture de la technologie dans les écoles suivant les principes de l’ouvrage collectif L’école, le numérique et la société qui vient3, ou dans celui qu’il signe avec son ami Serge Tisseron4. Et cela n’est pas que théorique, puisqu’il a participé à la commission Peillon en 2013 pour le développement du numérique à l’école, et vient récemment d’être nommé au Conseil national du numérique, organe consultatif au service hotline du gouvernement.

De manière plus large, il invite toute la société à assumer et accompagner cette rupture anthropologique, il en appelle «  à une mobilisation nationale qui devrait être portée par le président de la République, c’est une question de survie pour la France et l’Europe », afin de mener une « politique précise », axée sur les nouvelles technologies « comme le font déjà la Chine, l’Inde et l’Amérique5 ». Car ce qu’il propose, c’est bien la mise en place d’un nouveau modèle politico-économique porté par un plan d’investissement lié au numérique. Cela permettrait du même coup d’encourager une « économie de transition » pour rendre le capitalisme plus humain, tout en permettant l’avènement d’une société savante6.

Stiegler ne rechigne pas à se donner des allures de technoprophète fantasmant une utopie 2.0 qui sortirait l’humanité de sa bêtise crasse, avec comme pierre philosophale Internet – la « nouvelle république des lettres », l’agora de demain –, à l’image de son travail pour la société Twitter, pour laquelle il a développé l’application polemic tweet, visant à « politiser » ce réseau sur la base du pour ou du contre…

Finalement, Stiegler fait l’effet de ce marin dément qu’il dénonce lorsqu’il s’acharne à vouloir faire du poison un remède, promoteur d’un monde virtuel dont les révélations de l’affaire Snowden ont fini de nous convaincre qu’il est gangrené jusqu’à la moelle.

Par Plonk et Replonk.

Voir la suite du dossier « Rage contre la machine » par ici !

Mais c’est aussi par là !

Et puis encore par ici !

Sans oublier par là !


1 « L’imbécile et le sage », Philosophie Magazine, hors-série été 2013.

2 L’invité des Matins, 16/07/13, France Culture.

3 Philippe Meirieu, Denis Kambouchner, Bernard Stiegler, L’école, le numérique et la société qui vient, (Mille et une nuits, 2012).

4 Bernard Stiegler, Serge Tisseron, Faut-il interdire les écrans aux enfants ?, (Mordicus, 2009). Sur Serge Tisseron, voir CQFD, décembre 2013.

5 France Culture, op. cit.

6 Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national, Flammarion, 2013.

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7 commentaires
  • 14 avril 2014, 13:52, par jicé

    Bonjour Bonjour

    Toujours embêtant de dire ce genre de truc, je vous ai lu avec plaisir et personne n’est censé avoir tout lu. Bref : vous fâchez pas...

    La critique que vous adressez à Stiegler est erronée ; disons que vous vous confondu les cibles (Stiegler n’est pas Michel Serres) ; Stiegler est et se veut un marxiste au fond des plus classiques, y compris dans l’horizon révolutionnaire, dans la volonté progressiste et émancipatrice, rien d’un suppôt de quelque chose de sale et de caché... Il n’est pas un dévot du numérique, veut simplement que l’ouvrier se réapproprie et les outils, et les productions matérielles et symboliques qu’ils génèrent ; Bref qu’il échappe au destin de la prolétarisation et de la misère symbolique qu’elle engendre. Vous seriez plutôt d’accord, non ?

    Les seuls qui pourraient vouloir lui chercher des poux dans la houppe, c’est les gens de PMO, les néoluddites, à qui je ne donne pas tort a priori...

    C’est un type intéressant et courageux Stiegler, très complet, qu’a pas perdu son temps après son « passage à l’acte » (un braquage dans sa vingtaine, cinq de gnouf...) ; il est passé partout, a toujours mis les mains dans le cambouis de ce qu’il étudiait (son, image, temps, mémoire, outils d’inscription, processus de construction de la cognition et du désir etc, et qui a produit des concepts hyperpertinent dès qu’on a passé la barrière d’un lexique à la con qu’il utilise dans ses bouquins -à la con mais fondé remarque, une fois qu’on a compris ce qu’il désignait). Un type à fréquenter sincèrement.

    A+

  • 14 avril 2014, 14:09, par Partageux

    « Stiegler affirme que la technique, qui est au centre notre réalité, ne va pas dans le sens de l’émancipation, mais dans celui d’un capitalisme forcené. »

    Très bien pour l’état des lieux. Mais la suite qu’il y donne me laisse pour le moins circonspect. Dîner avec le diable… J’avoue préférer Jean-Claude Michéa qui va au bout de son raisonnement pour remettre en cause le capitalisme de façon radicale et en revenir aux fondements originels du socialisme (lato sensu : Michéa cite aussi bien Marx que Proudhon avec Leroux et Fourier. Et on se sent bien plus à l’aise avec ce refus obstiné de tout accommodement avec une longue cuillère. Si on ne dispose pas du temps nécessaire pour lire les écrits de Michéa, on peut aller sur le blogue Partageux où trois billets citent de bons morceaux de son dernier essai Les mystères de la gauche.

  • 14 avril 2014, 22:10, par avionnette

    Bonjour, ce n’est pas le premier des philosophes qui fait la thèse et l’antithèse dans le même texte/ouvrage. Sans doute serait-il plus conforme de le qualifier de religieux plutôt que de philosophe, puisque soutenir la technique au XXIe siècle malgré le déferlement des nuisances, relève plutôt de la croyance que de la rationalité moderne dont probablement ils se réclame. Alternativement, on pourra user du terme technocroyant amitiés résistantes

  • 15 avril 2014, 22:50, par colporteur

    Oui, ce brave toutou n’est qu’un de ces multiples apôtre clonés de la religion du capital. Il présente toutefois une particularité qu’indique fort bien son autobiographie partielle (« Passage à l’acte » ?). C’est un braqueur repenti tombé en amour - la philo méritait pas ça.- avec « l’ordre symbolique », c’est-à-dire la loi de nos pères qu’à tant les tuer on se lasse, conservant en dépassant, bref, passant à autre chose, ou bien choisissant l’allégeance…

    Quant à « la » technique, comme disent les technocentrés, ce serait se planter une fourchette dans l’oeil jusqu’au cerveau que de manger ce mauvais pâté...

  • 16 avril 2014, 13:53, par Oranadoz

    D’après votre article, j’ai l’impression que vous n’avez pas bien lu/écouté, ou bien seulement partiellement, les propos de Stiegler. Un exemple : Vous dîtes qu’« il fait l’apologie des cours en ligne, les MOOC ». C’est vrai et faux à la fois, tout est dans la définition de ce qu’on entend par MOOC.

    A ce que j’ai compris, Stiegler est contre les MOOCs tels que pensés actuellement par le gouvernement, c’est-à-dire principalement une utilisation du numérique comme levier pour faire des économies et rationaliser l’enseignement, sans aucune réflexion sur la dimension émancipatrice de cet enseignement. Au contraire, Stiegler prône le développement de nouveaux dispositifs permettant l’échange, la transmission et la réinterprétation des savoirs, pour les faire vivre et non les figer dans une visée purement utilitartiste afin de fournir des stocks de compétences aux entreprises.

    Bref, je pense que votre critique est relativement infondée.

  • 24 juillet 2014, 00:17

    Le feu ça peut servir à détruire la maison de son voisin, mais ça peut aussi servir à réchauffer son foyer. C’est en gros ce que dit Stiegler.

    La question de la technique est éminemment politique, et Stiegler critique son utilisation hégémonique par l’ultra-libéralisme à travers le marketing (exemple : Facebook est une entreprise de profilage). Il appelle à une appropriation citoyenne de la technologie, pour en inventer des utilisations qui produisent de l’intelligence et non de la bêtise.

    Le numérique ça peut détruire les savoir mais ça peut aussi permettre l’émergence de nouveaux modèles d’organisation du travail, favorisant l’intelligence et la participation. Car les logiciels sont des productions culturelles, des outils avec lesquels penser et pas seulement agir. Il n’y a qu’à regarder le logiciel SPIP sur lequel ce site est basé d’ailleurs.

  • 13 août 2014, 09:02, par xnx

    Comme quelques auteurs de commentaires sur cet article, je pense que vous n’avez pas compris le(s) discour(s) de Bernard Stiegler.

    Il n’a jamais dit que la technique était devenu nocive, vous dites : « Stiegler affirme que la technique, qui est au centre notre réalité, ne va pas dans le sens de l’émancipation ». Ce n’est pas ça. C’est le concept de « pharmakon » qu’il faut comprendre, la technique c’est la technique, ni bonne ni mauvaise, mais le capitalisme pulsionnel lui, est nocif (toxique). Il parle de « désindividuation » par le capitalisme pulsionnel, la technique n’étant qu’un support.

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