Du Sénégal au Maroc, rêves d’Europe et cauchemars en mer

« Appelez-moi dès que vous touchez l’eau »

Le réseau militant Alarm Phone fournit une assistance téléphonique aux personnes migrantes en détresse en Méditerranée. Après plusieurs tentatives de traversées avortées, Ousmane s’est appliqué à soutenir ses compagnons d’exil derrière le combiné. CQFD l’a rencontré à Dakar cet été.
Par Quentin Poilvet

Ousmane a la quarantaine bien entamée, pourtant il fait beaucoup plus jeune. Avec sa courte barbe, son air juvénile, son rire de gamin et son T-shirt orange « Game on  ! », il a de faux airs d’adolescent. Ne pas s’y fier : l’homme a traversé bien des tempêtes, dont une implication dans le mouvement sénégalais de contestation Y en a marre1, un long séjour au Maroc pour tenter de rejoindre l’Europe et un engagement prolongé au sein du réseau Alarm Phone. Il raconte ici quelques péripéties de son parcours.

Exil et traversées

« Je suis parti du Sénégal en 2014, à une époque où j’avais l’impression de stagner dans ma vie. Après m’être beaucoup impliqué dans le mouvement Y en a marre et dans la vie de mon quartier, je m’étais marié et avais quitté la maison familiale. J’avais un boulot stable, mais ça restait très compliqué : le salaire suffisait à peine pour payer le loyer, les charges et la nourriture. On avait un enfant et même pas de quoi meubler l’appartement, tout ça alors que je travaillais comme un fou, voyant très rarement ma famille. Ce n’était pas une vie. Tout est de plus en plus dur au Sénégal, et donc je comprends les petits qui prennent la mer. Ils n’ont pas le choix. Tout le monde dit : “Ils se sont suicidés.” Mais non, ils ont tout donné et ça n’a pas fonctionné.

Je suis donc parti au Maroc, presque sur un coup de tête, avec l’idée de passer en Europe. Mais ça n’a pas marché. J’ai tenté quatorze fois la traversée ! À l’époque, c’était moins compliqué, il y avait moins de répression et tu pouvais souvent retenter. Mais je n’ai pas eu de chance et mes économies ont fondu. Sans argent pour faire la route dans l’autre sens, j’étais coincé.

J’ai vécu deux naufrages. La première fois, le bateau s’est dégonflé, et on a dû s’agripper aux débris pendant deux heures avant que les secours n’arrivent. Lors d’une autre tentative, un jeune Guinéen est tombé à l’eau à plusieurs reprises. On l’a remonté une fois, deux fois... La dernière, on a mis un certain temps à le retrouver et quand on l’a hissé à bord, il était très mal. J’ai tenté de le réanimer, mais les conditions ne s’y prêtaient pas. Il est mort. »

Zones de passage

« En fonction des points de passage, les “programmes” [Les convois qui tentent la traversée, NDLR] s’organisent différemment. Moi, j’étais à Tanger. Là-bas, toute la préparation se passe en ville. Tu t’y retrouves, puis tu dois la traverser en petits groupes, avant de passer par la forêt pour atteindre la mer. On faisait souvent appel aux Gambiens pour les zones forestières, parce que ce sont des pros en la matière. Mais il y avait d’autres choses à régler pour que le programme se passe bien, notamment le business avec les officiers et les militaires, pour qu’ils s’écartent au bon moment – la mafia faisant office d’intermédiaire.

À Nador, c’est différent, les groupes sont plus massifs. Tu déplaces les gens dans la forêt, puis ils patientent jusqu’au départ. Ce sont de grands programmes, qui mobilisent des embarcations à moteur, l’inverse de Tanger où tu te retrouves à ramer à douze sur un bateau.

Il faut comprendre que tout varie selon le point de départ. Si tu prends Tanger, tu peux partir de différentes zones [Il montre une carte sur son smartphone] : par exemple Polo 5, Polo 7, Polo 12. Là, la traversée est presque directe, mais la plupart des gens choisissent de partir d’endroits moins surveillés, quitte à faire beaucoup de mer et à se mettre en danger à cause des courants. »

La bouée Alarm Phone

« En 2015, j’en avais marre. Le Maroc était trop dur et je voulais retourner au Sénégal. C’est à ce moment que j’ai rencontré Alarm Phone [AP, lire ci-contre]. Ça a tout changé pour moi, ça donnait du sens. Au départ, c’était simple : je distribuais des cartes AP avec le numéro à appeler en cas de détresse pour ceux qui partaient. Puis j’ai décidé de donner mon numéro personnel. Je leur disais : “Appelez-moi dès que vous touchez l’eau.” Ça avait ses avantages, parce que ça facilitait les échanges, mais la communication n’était pas sécurisée et j’étais mobilisé 24 h / 24.

Tu prends beaucoup sur toi en faisant ça. Par exemple, il faut maîtriser la météo – ce qui était mon cas parce que j’ai travaillé dans la marine marchande. Et il faut être très rigoureux : dès qu’on t’appelle pour te dire “Ça part”, il faut demander le nombre de femmes, d’enfants, etc. Et ensuite fixer un rendez-vous téléphonique toutes les heures, pour vérifier les positions, voir s’il y a une avarie ou un problème particulier.

Surtout, il faut savoir parler aux gens, sachant qu’ils sont dans un état de stress énorme, parfois dans le noir, en pleine mer, avec un bateau peu fiable. Si j’arrivais à bien leur parler, c’était aussi grâce à mon expérience : je connaissais ça, je pouvais me mettre à leur place – ce qu’ils vivaient à ce moment m’était familier. J’essayais de ne pas les brusquer, de faire baisser la pression. Il arrivait qu’ils continuent à m’appeler pour me demander des conseils après avoir fait boza [réussir la traversée]. »

Naufrages

« Quand un bateau ne répondait plus, j’essayais de me renseigner. Peut-être que le réseau ne passait plus, qu’il y avait un problème de portable, mais peut-être aussi qu’ils avaient fait naufrage. J’ai vécu des périodes pendant lesquelles il y en avait plusieurs par semaine.

Parfois, je devais me rendre à la morgue pour tenter d’identifier des corps. Une épreuve : les noyés sont souvent dans un état terrible, déformés. Quand tu n’as plus rien à quoi te raccrocher, tu t’agrippes à toi-même : j’ai vu des morts avec les oreilles arrachées.

Une fois qu’ils étaient identifiés, il fallait contacter les proches. Parfois on me répondait que c’était impossible : “Mon fils n’est pas au Maroc, ce n’est pas lui.” Certaines familles ne savaient pas où se trouvaient ceux qui sont partis, ou bien mettaient un moment à accepter la réalité. Elles décidaient ensuite si elles voulaient faire rapatrier le corps – une opération très chère. Parfois elles me demandaient juste d’envoyer une dent, ou son dernier T-shirt. »

Solidarités

« La vie n’est pas facile pour les Subsahariens au Maroc : le racisme est omniprésent et la police très violente. Quand je suis arrivé, il y avait peu d’entraide. Entre migrants des différentes communautés, on était méfiants. Puis on a commencé à se rapprocher pour faire front. On ne voulait plus baisser la tête et rester terrés. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés à faire une manifestation de protestation, tous ensemble. Si tout le monde a fini embarqué par la police et déporté dans le sud du pays, l’essentiel était ailleurs : on s’était rebellés.

On a également trouvé des formes d’organisation collective. Comme il n’est pas question d’aller voir la police marocaine quand il y a des problèmes, il faut trouver des mécanismes collectifs – avec pas mal de cas réglés à l’amiable. Au cœur de ce système, il y a les présidents, ou chairmen, un par communauté. Ils se retrouvent régulièrement dans une structure collective qui apporte des solutions quand il y a des problèmes. J’étais très impliqué là-dedans.

J’ai fini par quitter Tanger et le Maroc parce que j’étais dos au mur. Ça devenait risqué pour moi, la police ne me laissait pas en paix. Et puis ma mère était malade. Depuis que je suis rentré, je reste impliqué dans le réseau Alarm Phone, à distance, mais je stresse. Je me demande : qui est là-bas ? Qui gère l’identification des corps ?

J’essaye aussi de raconter ici comment ça se passe au Maroc, pour que les candidats à l’Europe sachent à quoi s’en tenir avant de partir. Au Sénégal, les gens ne sont pas prêts à entendre la réalité sur ceux qui partent, sur les traversées, sur les morts. C’est tabou. Ils disent que ceux qui disparaissent sont des inconscients qui voulaient mourir. C’est loin d’être le cas. »

Propos recueillis par Émilien Bernard et Mathilde Offroy

Alarm Phone : répondre à l’hécatombe

Alarm Phone (AP) est un réseau international qui propose une assistance téléphonique aux personnes en situation de détresse en Méditerranée, grâce à un numéro joignable 24 h / 24. AP ne dispose pas de moyens de sauvetage, mais s’occupe d’alerter les secours, de s’assurer de leur intervention en mettant la pression si besoin. Le réseau regroupe plus de 200 militant•es, présent•es dans une douzaine de pays de part et d’autre de la Méditerranée. Le numéro d’urgence, accompagné d’informations sur la sécurité en mer, est distribué dans les communautés de migrant•es des zones de départ, grâce à des relais et militant•es sur place.

Il existe trois principales routes de passage : la mer Égée (entre la Turquie et la Grèce), la Méditerranée centrale (où les départs se font depuis la Libye ou la Tunisie) et l’Ouest méditerranéen (principalement pour les traversées du Maroc vers l’Espagne). La situation des pays de départ évolue très vite, tout comme les politiques des pays d’arrivée, et cela influe sur la fréquentation des différentes routes. Celle passant par le Maroc a par exemple été moins utilisée pendant plusieurs années, mais est à nouveau très fréquentée, conséquence de l’enfer que vivent les personnes migrantes en Libye.

En plus d’assurer les permanences téléphoniques, AP fournit (via son organisation-sœur Watch The Med2) un important travail de documentation des naufrages et des cas de refoulement illégal, tout en communiquant régulièrement sur la situation, dénonçant l’Europe forteresse et répétant inlassablement que les frontières tuent. Lutter contre la mort en mer, pour la liberté de circulation de toutes et tous, mais aussi contre l’oubli des milliers de personnes disparaissant sur les routes, souvent anonymement.

En cinq ans d’existence, AP a été en contact avec plus de 2 800 bateaux. Une solidarité internationale en actes, qui ne lâche rien malgré une répression croissante et l’accumulation des morts. Les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à ce propos sont étourdissants. Depuis 2014, 17 000 personnes auraient disparu en mer, dont 900 depuis le début de l’année3. L’externalisation des frontières européennes rend les traversées toujours plus dangereuses. Si le nombre de décès diminue (parce que le nombre de tentatives décroît), les personnes embarquées ont quatre fois plus de risques de mourir. Tandis que la France promet des navires militaires aux « gardes-côtes » libyens, l’Espagne diminue de moitié les moyens accordés au secours en mer.

Ces derniers mois, la criminalisation du sauvetage en mer a sérieusement compliqué la mission des ONG en Méditerranée centrale. Les avions qui effectuent des patrouilles de reconnaissance ont été empêchés de voler, les ports fermés et les personnes secourues contraintes à patienter de longs jours à bord, parfois des semaines, avant d’être autorisées à débarquer. Quant aux bateaux, ils ont été systématiquement bloqués, voire saisis, à leur arrivée. Si le départ de Matteo Salvini du ministère de l’Intérieur italien semble avoir eu d’heureuses conséquences immédiates (les ports se rouvrent peu à peu), on ose à peine parler d’éclaircie.

Refusant d’attendre que les gouvernements se « répartissent » les rescapé•es4, un mouvement est en train de naître et tisse des ponts entre les rives. Les dockers se proposent d’ouvrir les ports5 et des villes se déclarent ouvertes à l’accueil des personnes migrantes. Reste à construire les corridors de solidarité.

Mathilde Offroy

1 Voir à ce sujet l’entretien avec l’un des fondateurs de ce mouvement publié dans le dernier numéro de CQFD, « Sénégal : y en a (encore et toujours) marre ».

3 On ne meurt pas qu’en mer. L’OIM estime à plus de 30 000 les décès dans le désert depuis 2014. Un réseau AP Sahara s’est créé récemment.

4 Un « mini-sommet » vient d’avoir lieu à Malte, pour mettre en place un « mécanisme » de répartition « systématique, rapide et digne » des personnes sauvées par les ONG en Méditerranée.

5 À Gênes en juin dernier, les dockers déclaraient : « Nous pouvons bloquer les ports, mais nous pouvons aussi les ouvrir. » En France, la CGT demandait cet été au gouvernement d’ouvrir les ports aux bateaux des ONG.

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