Comment relancer l’économie de l’informatique par l’école

Allons, z’enfants du numérique !

Comment réformer l’école de la République ? En formant mieux les enseignants ? En limitant le nombre d’élèves par classe ? En accompagnant les enfants vers la liberté, l’égalité et la fraternité ? Pas du tout. Pour le gouvernement, un seul plan de bataille : le tout numérique !

« Nous avons besoin d’un plan ambitieux dans le domaine du numérique. Il n’est pas dans l’habitude de la France de passer à côté des révolutions. Nous ne raterons pas celle-ci. »

Najat Vallaud-Belkacem. Salon international du numérique éducatif, 21 janvier 2016.

On était prévenus : en manque d’idées pour l’éducation, François Hollande avait – dès 2009 – tout misé sur l’innovation technique. Après avoir distribué des ordinateurs portables, il prit la décision d’équiper collèges et lycées de sa région de Corrèze en tablettes numériques. Sitôt pensé, sitôt acheté, une commande de 13 000 iPads fut passée en 2010 pour 1,5 million d’euros aux frais du contribuable. À défaut de changer quoi que ce soit aux conditions de travail des enseignants et faute de donner de la consistance aux enseignements, une telle action avait au moins le mérite de relancer l’économie et de se la jouer moderne. Un an après les effets d’annonce, une enquête de l’Inspection générale de l’éducation nationale faisait le tour des classes de Corrèze pour constater les dégâts : « Il est clair que la grande majorité des enseignants, d’une part ne recourt que rarement aux ordinateurs portables, affirmant préférer se servir des postes fixes, plus fiables, et d’autre part n’utilise presque pas la tablette numérique, voire, pour certains, la rejettent.1 »

Créer un marché du numérique éducatif

Peu importe, dès son arrivée aux manettes suprêmes en 2012, le moi-président annonça son plan pour l’éducation : le passage au numérique pour toutes et tous. On allait débourser un milliard d’euros et équiper tous les bahuts en WiFi, avec des cours de code informatique, des tablettes, des ordis, des tableaux blancs interactifs. Deux ans après, en 2014, seuls quelques dizaines d’établissements en avaient bénéficié, et 5% des enseignants utilisaient le numérique dans leurs cours. Mais qui n’avance pas recule : Hollande annonça donc un « grand » plan numérique. Il s’agissait de créer « un marché du numérique éducatif », disait-on alors au ministère de l’Éducation2. C’est donc surtout à Bercy qu’on sabra le champagne : imaginez les 12 millions d’élèves français transformés en clients subventionnés pour relancer les ventes en gadgets électroniques...

En 2016, les dispositifs numériques se sont imposés à l’école, avec une kyrielle d’appellations plus obscures les unes les que les autres : Canopé, Environnements numériques de travail, M@gistère, D’COL, Éduthèque, Éduscol, e-FRAN... Les élèves des 600 établissements dorénavant équipés peuvent mater leurs films tranquillement et jouer à CandyCrush sur leur tablette offerte par Papa Noël Hollande. Pendant ce temps, les profs s’échinent à faire l’appel dématérialisé en début de cours et à lancer les applis indispensables à leur dignité 2.0, perdant dans le même temps un peu plus de maîtrise sur leurs cours. Il leur faut aussi remplir le cahier de texte numérique, puis Pronote , le logiciel qui envoie les résultats des contrôles aux parents avant que l’élève soit rentré chez lui, le dépossédant de sa capacité à choisir le moment opportun pour annoncer son 4/20 en géo. Ajoutez à cela l’envoi des retards et des absences par SMS, et voilà nos chérubins dressés comme il se doit aux sociétés de surveillance.

Le petit soldat du numérique

Ne s’embarrassant pas d’études sur les effets psychologiques et pédagogiques de l’hyperconnexion des enfants, ados et enseignants (le progrès, c’est bien, on vous dit), le gouvernement n’a qu’une obsession : trouver les moyens techniques de cette mise au pas informatique de la jeunesse. Dans cette délicate mission, le ministère s’est doté en 2014 d’une Direction du numérique à l’école. Pour accélérer le mouvement et atteindre les objectifs (40% des collèges connectés à la rentrée 2016, 70% en 2017 et 100% en 2018. 100% des enseignants équipés de PC-tablettes dotés de ressources pédagogiques numériques d’ici à 2020), c’est le polytechnicien Mathieu Jeandron qu’on a finalement mis aux commandes. Ancien responsable informatique du ministère de l’Intérieur, Jeandron est allé faire ses classes chez Computer Sciences Corporation, société US billionnaire3 dont la juteuse mission est d’informatiser les institutions publiques à travers le monde – quand elle ne prête pas main-forte à la CIA pour ses «  torture flights », opérations clandestines menées dans le cadre de la lutte antiterrorisme hors de contrôle cadre juridique4.

Bref, après son retour dans le public auprès du Secrétariat général à la modernisation de l’Action publique (SGMAP), Jeandron était l’homme qui tombe à pic. Mais laissons-le expliquer son job : «  La Direction du numérique fait le grand écart entre le développement des usages pédagogiques dans les classes, qui est le cœur de métier de l’éducation, [et] l’ensemble de l’informatique du système éducatif, le système de gestion des ressources humaines, le système de gestion financière. (…) On est obligés de transformer globalement le système. » Transformer l’entreprise-école, telle est donc la tâche de ce grand amoureux des cadres sup’-enseignants et des clients-enfants : «  Pour que ça marche dans la classe, pour que les usages se développent, il faut aussi qu’il y ait des gens qui s’occupent des infrastructures, c’est le background. Le lien entre le front office – ce qu’on met à disposition – et le back office – ce qui fait que ça marche – est indispensable. C’est une intuition formidable que le ministère a eue en créant la Direction du numérique pour l’éducation. »5

Manque de pot, notre polytechnicien a aussi hérité d’une sacrée casserole : la refonte du système de fichiers informatiques du personnel de l’Éducation (le Sirhen). Projet lancé en 2007 et censé fluidifier la gestion d’un million de fonctionnaires, le programme n’en concernait que 4 000 en décembre 2015. Il faut dire que la sous-traitance de ce dossier avait été confiée au secteur privé (CapGemini) – son budget initialement estimé à 80 millions d’euros dépasse à présent les 320 millions. Mais ce n’est pas cela qui arrêtera notre Directeur du numérique. Mathieu Jeandron a un plan : «  Le département d’État du travail aux États-Unis estime dans une étude très sérieuse et documentée qu’aux alentours de 2050, 50% de nos emplois actuels auront été supprimés par l’automatisation, la robotique, etc. Nous allons assister à une transformation très profonde de la structure de l’emploi. Ceux qui travailleront en 2050 sont les enfants qui arrivent dans nos écoles, il faut donc vraiment les préparer de plus en plus à vivre dans des mondes qui seront très différents.6 »

Par Etienne Savoye.

Les tablettes et les robots d’abord

Ainsi donc, puisque les emplois vont disparaître, les enseignants aussi. Nao, robot humanoïde de la société française Aldebaran Robotics, est utilisé comme auxiliaire d’enseignement avec aujourd’hui près de 8 000 exemplaires à travers le monde7. Présent dans plus de 80 établissements secondaires en France, il est la fierté des stands du ministère de l’Éducation, qui le trimballe dans les innombrables salons dédiés à l’école numérique, accompagné des logiciels éducatifs bien de chez nous. Parmi les start-ups qui préparent la fin des manuels scolaires papier (et, à terme, la disparition des livres en général8), c’est la société Sqool qui a les faveurs du gouvernement. Elle propose aux élèves d’apprendre les maths en menant des enquêtes policières interactives.

En novembre 2015, après avoir signé un accord-cadre avec Apple en 2004, l’Éducation nationale offrait un contrat de 13 millions d’euros à Microsoft. Les priorités en matière de pédagogie sont désormais on ne peut plus claires. Alors que, par exemple, plusieurs scandales pour écoles insalubres explosaient à Marseille en ce début 20169, le département des Bouches-du-Rhône venait d’augmenter son budget dédié à l’école numérique de 3,8 millions d’euros «  qui permettra de faire un grand pas vers la numérisation effective, au quotidien et dans la classe, de la vie des collégiens et enseignants10 ». Pendant ce temps, la résistance s’organise du côté de certain-e-s enseignant-e-s, pour préserver leur métier ainsi que leurs relations aux élèves, et penser une école déconnectée de l’industrie...


1 Rapport n°2011-112, nov. 2011, « Le plan Ordicollège dans le département de la Corrèze ».

2 « Hollande (re)lance le plan numérique », François Jarraud, Café pédagogique.

3 CSC existe depuis 1959, c’est la première société de logiciels cotée en bourse, dès 1968, avec aujourd’hui 8 milliards de chiffre d’affaires.

4 « Lloyds owns stake in US firm accused over CIA torture flights », The Guardian, 6 mai 2012.

5 Entretiens réalisé par Claude Tran, Educavox.fr, 2015.

6 Discours au colloque de l’Avicca, 23 nov. 2105.

7 Voir « Les enfants monstrueux du numérique »,Ferdinand Cazalis, article11.info, nov. 2012. http://www.article11.info/ /?Les-enfants-monstrueux-du

8 Voir « La question de la culture n’est pas celle du ministère. », Groupe des 451, les451.noblogs.org.https://les451.noblogs.org/post/201...

9 « Les écoles insalubres à Marseille poussent l’état à saisir le préfet », Le Monde, 5 fév. 2016.

10 Accents de Provence, Le magazine du Département des Bouches-du-Rhône, sept. 2015.

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2 commentaires
  • 29 août 2016, 23:19

    L’allusion à Pronote est fausse, l’enseignant peut annoncer la note à ses élèves et l’intégrer dans Pronote quand il veut. Si l’inverse se passe, c’est de son fait.

  • 1er septembre 2016, 20:32, par Navarro

    Rentrée des sixièmes dans un collège de France ce matin. Un couple d’édiles socialos présents aux côtés du dirlo de l’établissement. Cinq minutes de speech, cinq minutes de pub numérique. Elle : « Et l’année prochaine, en cinquième, vos enfants bénéficieront d’une tablette. Ils auront quatre ans pour se faire la main avant de recevoir... un ordinateur en seconde ! » Emotion chez les parents. Certains s’évanouissent, d’autres ont du mal à contenir des cris de joie derrière leurs dents gâtées. Lui : « Avant l’école avait pour mission d’apprendre aux enfants de lire, écrire et compter. Aujourd’hui, c’est lire, écrire, compter... et cliquer ! » Tsunami dans le public. La terre s’ouvre sous nos pieds et une statue arc-en-ciel de Bill Gates jaillit. (PS : « Cliquer » n’arrive qu’en 4e position. Qui sait si bientôt, la mission de l’école ne sera pas d’apprendre aux zenfants de « cliquer, cliquer et cliquer ». Mais ne brûlons pas les étapes...)

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