Le dossier spécial du n°122

Vins libertaires et bières sociales

« Pourquoi boit-on ? » Mais surtout « Qu’est-ce qu’on boit ? » Aliment de la terre pour les paysans, piquette roborative pour les prolos et grands crus réservés aux bourgeois : ce triptyque encore valable dans les années 1960 n’a plus cours aujourd’hui. Objet de toutes les spéculations économiques, vins et bières, s’ils rincent toujours les gosiers du populo, remplissent avant tout les fouilles du grand actionnariat de la picole.
Ni moralisateur ni hygiéniste, CQFD est parti sur la piste de pinards et cervoises pensés et produits autrement, loin des credo de la mondialisation. Car comme le disait ce bon vieux Charles (Baudelaire) : « Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu’il se ferait dans la santé et dans l’intellect de la planète un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse que tous les excès et les déviations dont on rend le vin responsable. Un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables. »

Repères de Bacchus

Par Pancrat. (CC)

> – 8000 av. notre ère : premières traces de Vitis vinifera sylvetris, vigne à vin sauvage dans le Caucase.

> – 6000 : Premier pressoir en Mésopotamie.

> – IVe millénaire : Les Sumériens sirotent du sikaru, « pain liquide », ancêtre de la bière.

> – 2242 : Légende de Noé qui découvre la vigne. Ivre, il se fout à poil et pique un roupillon. Son fils Cham découvre sa nudité, ce qui lui vaudra la malédiction du daron. Première vérification du dicton : Les parents boivent, les enfants trinquent.

> – 2000 : Légende athénienne d’Icarios qui révèle comment faire du vin à des bergers. Ivres, ces derniers se croient empoisonnés et le butent. Mauvaise cuite !

> – 600 : Protis importe du vin grec à Marseille et ouvre un bar, « Le Protis », sur le Jeune-port.

> – IIe siècle : Cervisa, mot breton et boisson tiède.

> – 33 : Légende de la Cène, où Jésus tend la coupe à ses douze collègues en leur disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang et c’est ma tournée ! » Ivre de vin mauvais, Judas s’en va le poucaver aux Allemands.

> 92 : Concurrence des vins gaulois sur les vins italiens. Ivre de colère, l’empereur Domitien ordonne l’arrachage du vignoble gaulois, soit la moitié des vignes méditerranéennes. L’empereur Probus abolit l’édit deux cents ans plus tard.

> 632 : Omar le successeur de Mahomet décrète la loi sèche pour les musulmans : « Ce qui enivre en petite ou en grande quantité est illicite ». Ce qui n’empêchera pas les califes omeyyades d’être de sacrés biberonneurs.

> IXe siècle : L’Église possède l’ensemble des vignobles de l’empire carolingien (sauf le Bordelais) et le monopole du vin de messe.

> 1020 : En Perse, le bon docteur Avicenne (Ibn Sinna) autorise à boire du vin de manière prophylaxique.

Inconnu.

> Fin XIe : Omar Khayyam, savant et poète persan écrit : « Une gorgée de vin vaut mieux que le royaume de Kavous ; elle est préférable au trône de Kobad, à l’empire de Thous. Les soupirs auxquels le matin un amoureux est en proie sont préférables aux gémissements des dévots hypocrites. »

> 1130 : Apparition du mot « cidre » au sens de « jus de pomme fermenté » chez le poète normand Wace.

> 1156 : L’empereur Frédéric Ier, dit Barberousse, soucieux de ne pas boire de pisse d’âne, met à l’amende tout brasseur qui altère sa bière.

> XII e : Le bon docteur catalan Arnaud de Villeneuve s’essaie à la distillation et invente le terme d’eau-de-vie. Fin soûl, il aurait ajouté : « C’est fort, ces machins-là ! »

> 1278 : Apparition en espagnol du mot « alcohol », provenant de l’arabe Al-Khôl, qui désigne une poudre très fine, et par extension un élément très volatil. L’alchimiste suisse alémanique Paracelse lui aurait donné la signification actuelle au XVIe siècle. En arabe, les boissons alcoolisées se disent « khamr », mais aussi « al-couhoul » qui n’est autre que la déformation arabisée du mot occidental. Retour à l’envoyeur.

> 1254 : Le roi Saint Louis, sans doute abstème, commet une ordonnance qui restreint l’accès aux tavernes aux seuls voyageurs.

> 1342 : Première guilde des brasseurs de Londres.

> XVIe : Apparition de la légende Gambrinus, roi mythique de Flandre et du Brabant, qui se joua du diable et du mariage par amour de la bière.

> 1435 : Un édit impose le houblonnage de la bière.

> 1532 : Dans Gargantua, Rabelais fait la prescription du vin à jeun : « Un vin exquis, bu tripe creuse, renouvelle les forces. C’est pourquoi il convient, dès potron-minet, de se rincer le museau, de s’humecter les poumons, de se laver les tripes : ainsi vous serez fringants et ingambes. »

> 1729 : Le parlement britannique fait passer une taxe sur le gin, intitialement considéré comme le tord-boyaux du pauvre, ce qui provoque des gin riots parmi la plèbe de Londres.

> 1769 : John Wesley, curé méthodiste anglais, suggère de proscrire la distillation.

> 1863 : Invention du french wine coca ou vin Mariani, du nom d’un chimiste corse qui mit au point ce breuvage, mélange de vin et d’essence de coca, remède miracle à la gueule de bois produite par l’absinthe, selon Baudelaire.

> 1865 : Apparition du phylloxéra, un puceron ravageur des vignes et originaire des States, dans la vallée du Rhône.

> 1870-1886 : Guerre de la bière en France contre les Pils teutonnes. Pasteur dépose le brevet d’une « bière de la revanche nationale ».

> 1871 : Les plumitifs versaillais répandent leur flot d’ignominies en décrivant la Commune de Paris comme un grand moment de binge drinking : « L’ivrognerie était l’aliment de cette révolution crapuleuse. Une vapeur d’alcool flottait sur l’effervescence de sa plèbe. La bouteille fut un des instruments de règne de la Commune. Elle abrutissait avec le vin et l’eau-de-vie les bandes imbéciles qu’elle expédiait à la mort, comme le Vieux de la montagne hallucinait ses séides avec le haschisch. Les bataillons marchaient en titubant au combat. Il y avait du delirium tremens dans la folie de leur résistance. » Paul de Saint-Victor, Barbares et bandits : La Prusse et la Commune, 1871.

> 1886 : Pemberton, pharmacien d’Atlanta, retire le vin et la cocaïne de la recette de Mariani, puis ajoute de la noix de kola et de l’eau gazeuse. N’importe quoi, ça marchera jamais, son truc !

> 1907 : Révolte des vignerons du Languedoc contre la concurrence du vin algérien en surproduction.

> 1914 : Glorification cocardière du bon père Pinard qui donne de l’ardeur aux poilus.

> 1915 : Interdiction de l’absinthe, cette «  boisson infernale » inventée en Suisse à la fin du XVIIIe siècle.

> 1919-1933 : Prohibition de l’alcool aux USA sous la pression de la coalition religieuse puritaine. Al Capone et papa Kennedy font fortune.

> 1930-1939 : La consommation d’alcool des Français atteint un p…hic inégalé : 9 276 000 hectolitres par an. L’alcoolisme est considéré comme un « fléau national  ».

> 23 août 1940 : Le régime de Vichy interdit l’apéro – qui concerne les apéritifs anisés et les amers de plus de 23° –, rendu responsable de la débâcle.

> 1950-1960 : Arrivée massive des sodas industriels.

> 1954 : Distribution de lait à l’école.

> 1969 : Interdiction de l’ivresse au boulot. Début du chômage de masse.

> 1989 : Mort de Jules Chauvet, auteur de L’Esthétique du vin et surnommé le « père des vins naturels ».

> 10 janvier 1991 : Loi Évin interdisant la publicité liée au tabagisme et à l’alcoolisme.

> 2004 : Sortie du film Mondovino sur la mondialisation du vin et la parkerisation du goût.

> 2000-2013 : Essor des microbrasseries en France, qui passent d’une centaine à 500.

> 2010 : Décès de Marcel Lapierre, producteur de morgon et de beaujolais, considéré comme le pionner du vin naturel.

> 1961-2012 : En 1961, les Français consommaient en moyenne 26 litres d’alcool pur par an. En 2012, ils n’en consomment plus que 11,8 litres. Si la consommation de bière est relativement stable, environ 30 litres par an par habitant, celle du vin a diminué de plus de la moitié, de 257 à 86 litres, soit en moyenne 1,3 verre par jour. L’alcoolisme est considéré, après le tabac, comme la 2e cause de mortalité prématurée en France avec 49 000 décès par an. La France reste le premier pays consommateur (14 %) et producteur (19 %) de vin au monde.

> 2001-2012 : Au Moyen-Orient – Liban, Turquie et Iran en tête – le taux de consommation d’alcool a augmenté de 72 % contre une moyenne mondiale de 30 %.

Source partielle : Jean-Claude Bologne, Histoire morale et culturelle de nos boissons, Robert Laffont, 1991.

La suite du dossier

« Le vin nature est une goutte de vin dans un océan de produits œnotechniques »

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4 commentaires
  • 5 juillet 2014, 13:11

    Arf ! Le 13 mai, alors que le journal était déjà imprimé, on apprenait dans Le Monde que, selon Organisation internationale de la vigne et du vin, la France n’était plus en 2013 le premier pays producteur de vin au monde, devancée par l’Italie et l’Espagne, ni le premier pays consommateur, détrôné par les USA. Mais à part ça tout est rigoureusement fiable dans le dossier « VINS LIBERTAIRES & BIERES SOCIALES » du n°122.

  • 6 juillet 2014, 10:16

    Domitien n’a pas régné avant jc mais après jc (problème dans l’ordre chronologique)

    • 7 juillet 2014, 19:23, par Julien Tewfiq

      Oupsss !

      C’est corrigé.

      Merci !

  • 9 juillet 2014, 22:48, par jiB)-

    Ben, j’avais la notion que Pemberton, pharmacien d’Atlanta qui a racheté pour pas grand chose la recette avait conservé la coca dans la boisson d’origine. Il me semble que c’est au moment de la prohibition que cette denrée a été interdite des produits de consommation par la « FDA » de l’époque et que c’est ça qui serait à l’origine des premiers trafics de cocaïne (trouvée dans les poubelles de l’entreprise au soda). De fait, ça arrangeait bien les Al Capone et Kennedy de pouvoir transporter cette denrée plus discrète que les barriques de sky...

    Aurais-je été trompé dans les informations que j’avais ?

    Bon, en tout cas, un dossier qui donne envie de se ré-abonner (va falloir faire un budget prévisionnel) et surtout d’aller se jeter un petit gorgeon à vot’ santé !

  • 12 juillet 2014, 21:18, par Un chien rouge

    OUi vous avez raison, Pemberton retire le vin durant une première période prohibition à Atlanta, mais le principe actif de la coca (donc la cocaïne) sera retiré par ses héritiers au début du siècle. Merci pour la précision.

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