Avec des fléchettes en papier

Vies et combats de la Petite Bibliothèque Ronde de Clamart

Gouverner en gérant, c’est le nouveau credo des édiles politiques. Dans la banlieue parisienne de Clamart, une bibliothèque pour enfants au cœur d’une cité en fait les frais : prouver son efficacité ou dégager, voilà le deal de la mairie.

« J’ai tant d’argent.

100 000 j’ai dans ma tirelire

100 000 j’ai dans ma banque [...]

J’ai tant d’argent mais c’est pas vrai. »

(Chantal, 13 ans.1)

Après quelques heures à l’arpenter sous un soleil de plomb, le constat tombe, fatal et sec : Clamart n’a rien de rock & roll. Petite ville des Hauts-de-Seine peuplée d’environ 50 000 péquins, elle présente en ce mois d’août caniculaire un visage bigrement roupillant. Banlieue résidentielle, j’écris ton nom en lettres d’ennui. « C’est sûr que c’est tranquille ici, pépère », résume un jeune clamartois suant, penché en territoire bar-tabac sur la grille de mots-croisés du Parisien. Il n’a pas tort. Que ce soit dans sa partie haute (plus populaire) ou basse (bourgeoise), Clamart n’envoie pas du rêve.

Deux dates phares ont pourtant agité la ville dans les sixties. D’abord le 22 août 1962 et la tentative d’attentat de l’OAS contre le Général de Gaulle (dite du « Petit-Clamart »), qui vit le grand machin mitraillé s’en sortir miraculeusement et sa zouz Yvonne se distinguer via une phrase reflétant ses préoccupations géopolitiques : « J’espère que les poulets n’ont rien  » – ce que faisaient lesdites volailles dans la DS-19 du Président, nul ne le sait2. Et le 1er octobre 1965, jour de l’inauguration de la bibliothèque des enfants de Clamart (dite Petite Bibliothèque Ronde). Un bâtiment étrange posé dans la Cité de la Plaine (environ 6 000 habitants, aucune parenté avec sa consœur marseillaise), devenu vivant symbole d’une vision alternative de l’art bibliophile marmotesque (de « marmot »).

Un OVNI dans la cité

« Une voiture verte

roulait à grande allure

vers une destination inconnue

accompagnée de grands nuages

appelés Sirius. »

(Gilles, 13 ans)

Par Korido — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.

Le premier regard est dérouté. De loin, cela donne l’impression qu’un bâtisseur extraterrestre a déposé quelques soucoupes de béton au milieu des immeubles. Œuvre du célèbre (paraît-il) architecte Gérard Thurnauer, le bâtiment a des faux airs de blockhaus adouci, qui détonne dans un environnement fonctionnel. Tout autour, les bâtiments de quatre étages en fausse brique typiques de la rouge cité de la Plaine ; et lui, gris-béton, avec des formes étranges. Une fois ses portes poussées, il se révèle pourtant étonnamment agréable. Pas un angle droit à l’horizon, pas une ligne heurtée. Tout est circulaire, accueillant, aéré. L’idée : que les enfants se sentent ici chez eux. Dans la « soucoupe » des tout-petits (0-3 ans), il y a par exemple des fenêtres situées à hauteur de mollet adultes, pour que les garnements à quatre pattes bénéficient d’une vue dégagée sur le jardin qui jouxte le bâtiment. Pépère.

Depuis 1965, le lieu n’a quasiment pas évolué. Si les bibliothécaires ne sont plus les mêmes, elles et ils affichent toujours une forme de feu sacré, de dévouement à l’esprit originel. Quant aux « règles », elles sont restées différentes des bibliothèques et médiathèques conventionnelles : «  Ici, il n’y a pas d’antivol sur les livres, ni d’amendes en cas de retards, explique Chloé, bibliothécaire investie. Le prêt, c’est la confiance. C’est aussi pour ça qu’il n’est pas demandé de justificatif de domicile à l’inscription. L’idée est que tout soit d’une grande simplicité, avec en outre une participation des enfants à la vie du lieu. C’était comme ça dès le départ, avec un fonctionnement inspiré de la pédagogie Freinet. »

Le départ ? En fanfare. Circa 1965, le Haut-Clamart est coupé de Paris. Pour les habitants, essentiellement des ouvriers, qui travaillent dans les grandes usines de la périphérie (dont Renault à Boulogne). Et leurs enfants, énormément d’enfants, fruits du baby-boom, lesquels s’emmerdent passablement. L’arrivée de la bibliothèque, moderne, animée par des bibliothécaires de la capitale conduisant leur propre voiture (dingue !) et fondée sur des formes de pédagogie alternatives, fait donc office de choc. En quelques mois, trois mille enfants prennent leur inscription. Dans La Bibliothèque est à nous, récent documentaire signé Kaspar Vogler, plusieurs usagers de l’époque content avec dévotion cette irruption d’un ailleurs intrigant dans un présent bouché. Tous parlent de «  liberté », d’«  ouverture  », évoquant un avant et un après. Comme si l’irruption de l’Ovni avait dynamité le quotidien.

C’est le cas de Michel Alban, aujourd’hui porte-parole de l’association Notre petite bibliothèque ronde et visiteur assidu des lieux dès 1966. Il estime que sa vie a changé du jour où il est entré dans le bâtiment : « Je suis tombé directement dans la marmite, parce que j’y ai découvert une liberté incroyable pour l’époque. Tout en nous responsabilisant, on ne nous disait jamais non. Il y avait des ateliers théâtre, une imprimerie, des machines à écrire, etc. Personnellement, je ne serais jamais devenu metteur en scène de théâtre si ce lieu n’avait pas existé. »

Une belle histoire, sûr. Ici, depuis cinquante ans, quelque chose a pris, fonctionne à rebours du marasme. Reste qu’il faut se garder de toute idéalisation forcenée. Si la Petite Bibliothèque Ronde a pu voir le jour et survivre, c’est d’abord en raison du soutien financier massif d’une riche héritière industrielle, Anne Schlumberger. La dame était certes sincère et passionnée par sa sainte mission (porter la culture en terre prolétaire), ce modèle de mécénat, qui est toujours de mise aujourd’hui (60% de fonds privés, 40% publics) n’a rien d’idéalSurtout quand on retrouve dans la liste des gentils mécènes des noms tels que la Fondation d’entreprise Areva.. Il permet pourtant de garder une certaines indépendance par rapport aux pouvoirs publics3. Un fonctionnement qui a le don d’agacer les instances locales. D’où les menaces pesant actuellement sur la bibliothèque.

Par Wikipedien18 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0.

« Des fois, on a des emmerdes »

« À la cité,

Des fois, on a des emmerdes avec le gardienou avec les vieux et les vieilles.

Nous, on se venge,avec des fléchettes en papier. »

(Garnement anonyme)

En 2006, déjà, la Petite Bibliothèque Ronde a senti le vent du boulet. Le maire PS d’alors l’avait annoncé haut et fort : il fermait le lieu. Ni une ni deux, les bibliothécaires ont rameuté soutiens et médias, avant d’occuper la bibliothèque jour et nuit pendant une grosse semaine. Suffisant pour faire pencher la balance dans l’autre sens. Un temps. Car le maire actuel, Jean-Didier Berger, jeune LR aux dents longues, a repris le flambeau. Celui qui affiche sa tête de vainqueur sur les affiches de la ville – raie sur le côté de rigueur et habillement tricolore (veste bleue, chemise blanche, cravate rouge) – n’est pas vraiment fan du projet rond et de ses expérimentations sociales. Ce n’est pas le seul : la bibliothèque a été plusieurs fois vandalisée, prise pour cible par des jeunes du quartier, notamment en mars 2014. Dans un quartier où les équipements publics sont rarissimes, elle fait paradoxalement office de symbole étatique4. C’est pourquoi l’équipe explique mettre tout en œuvre pour rendre son accès le moins intimidant possible. Il faut casser la barrière symbolique, disent-ils. Mounira, résidente de longue date de la Cité, est ainsi en charge de l’accueil des mères et de leurs enfants. De même, il n’y a pas de vigiles, pas de caméras, pas de marqueur sécuritaire. « L’idée, c’est que ce soit comme une deuxième maison, explique Chloé, qu’il y ait des échanges au sein de la bibliothèque. On connaît les prénoms de tous les enfants. »

Quoi qu’il en soit, la véritable menace pesant sur la bibliothèque est ailleurs. Alors que de vastes travaux d’aménagement de la Cité doivent être entamés d’ici peu, la municipalité ne propose pour l’instant que des solutions de relogement temporaires – aussi inadaptées qu’éloignées du quartier. Le maire exige des bibliothécaires de lui rendre des comptes, d’afficher un bilan efficace. Mais peut-on chiffrer le travail social mené depuis des décennies au pied des HLM ? Une question qui n’effleure pas le sieur Berger. Il a sommé les employés de quitter les lieux en septembre, sans véritable discussion ni garantie de retour. « Il nous taxe de gauchistes illuminés  », résume Michel Alban. Pour l’édile, la médiathèque François Mitterrand construite en 2007 dans le Haut-Clamart suffit largement. Et qu’importe si elle n’a pas la même proximité – géographique et culturelle – avec la Cité de La Plaine. Il s’agit de faire place nette pour sa vision gentrificatrice d’une ville uniforme et aisée. Il n’y a d’ailleurs à ses yeux pas de différence entre le Bas-Clamart bourgeois et les quartiers populaires situés en hauteur : Clamart serait une, indivisible, prospère. Si bien que le tissu associatif se délite fautes de subsides. Ainsi de la proche Maison de la création, qui vient de fermer ses portes.

Conséquence : le coefficient emmerdement des jeunes du quartier reste bloqué au maximum. Dans La Bibliothèque est à nous, un jeune résume bien la situation :« Ils nous font quoi à Clamart ? Un lac. […] Ils avaient promis un cinéma, un stade, etc., et au final, on se retrouve avec un lac et deux ponts, frère. » Situé à quelques encablures de la bibliothèque, le lac en question se révèle être une mare. Les canards y sont sympathiques, frère, et la végétation bienvenue, mais cela ressemble plus à la conception suisse du fun urbain qu’à un lieu de vie...

Bref, dans ce désert culturel et social, la survie de la Petite Bibliothèque Ronde est cruciale. D’autant que les employés se sont fait une spécialité d’emmener leur bibliothèque hors des murs. Ils sont régulièrement présents lors des distributions aux familles organisées par les Restos du cœur de Clamart. Ou bien ils s’installent à proximité des barres de la proche cité des 3F. Au fond, ils suivent la leçon de Geneviève Patte, longtemps boussole de la bibliothèque, infatigable propagandiste de la joie de lire comme moyen de repousser l’exclusion : « Rien ne sert d’avoir de grands projets, si on ne voit pas sur le terrain comment les choses se vivent et si on ne s’assoit pas au milieu des populations avec les livres, avec les enfants, avec les mères », explique-t-elle dans La Bibliothèque est à nous. Dont acte. En ce mercredi d’août, l’avenir du bâtiment rond est en sursis. Une nappe est de sortie, une trentaine d’albums jeunesse étalés, quelques enfants gambadeurs rassemblés – la bibliothèque buissonnière ouvre ses portes.


1 Les trois textes enfantins cités dans cet article ont tous été rédigés et imprimés à la Petite Bibliothèque Ronde de Clamart.

2 La répartie du Général face à la placide réaction de sa femme est, elle aussi, dans toutes les mémoires : « Vous êtes brave, Yvonne. » On savait peaufiner les dialogues à l’époque.

3 Même si le bâtiment en tant que tel a été confié à la ville dès 1972.

4 Voir CQFD n°138, « Une bibliothèque qui brûle, c’est un peu de mépris qui meurt ».

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