Gérard Lagorce, 73 piges en rouge et noir

Une Longwy de luttes

C’est l’histoire d’un petit gars de Nanterre qui a connu les barricades de Mai 68 et la lutte antifranquiste avant de jeter l’ancre en Lorraine. Dès 1979, il était aux côtés des sidérurgistes qui ferraillaient contre la fermeture des hauts fourneaux. Deux décennies plus tard, il se battait encore contre les délocalisations. Aujourd’hui, Gérard Lagorce reste un des piliers de la CGT du bassin de Longwy. Portrait.
Illustration de Placid

Dès que ses actuels soucis de santé le laisseront en paix, sûr que Gérard Lagorce retournera au combat. À 73 ans, il le dit tout net : « Je ne conçois pas ma vie autrement que dans la lutte. Je me sens vivant quand je me bagarre. »

Moi, je me souviens de ce jour d’avril 2019 où Gérard accompagnait un cortège protestant contre la loi Blanquer et « l’inadmissible devoir d’exemplarité » qu’elle exigeait des profs. Après un défilé « plan-plan », les manifestants s’étaient symboliquement bâillonnés devant la permanence du député macroniste de la troisième circonscription de Meurthe-et-Moselle – celle de Longwy. Sous l’œil agacé des flics, le vieux bonhomme, appuyé sur sa canne, entreprit de décorer l’entrée du local avec des autocollants dénonçant les violences policières et l’impunité des forces de l’ordre, « rarement exemplaires, elles ».

Une fois de plus, Gérard avait tenté d’élever le niveau de radicalité du rassemblement. Une habitude : dans les défilés syndicaux comme avec les Gilets jaunes, je l’ai souvent vu faire des doigts d’honneur aux CRS en tête de cortège. Puis esquiver, en dépit de sa démarche claudicante, quantité de lacrymogènes et autres grenades de désencerclement. Je l’ai aussi aperçu bloquer un centre des impôts avec ses potes « vieux fourneaux », emmurer la permanence d’un autre député (socialiste, celui-là), diriger une manifestation vers une autoroute et la rendre piétonne le temps d’un après-midi... Et puis, tiens : rire aux éclats en entrant dans le tribunal qui devait le juger pour cette dernière affaire.

Mais Gérard Lagorce, c’est surtout l’une des chevilles ouvrières de la CGT de Longwy. Toujours au four et au moulin, tractant à l’entrée des dernières usines du coin comme sur les marchés, essayant de convaincre, organisant ce qu’il peut. Un type tout en détermination, au milieu d’une équipe de joyeuses têtes blanches. « Mais merde, ils sont où les jeunes  ? », déplore-t-il parfois. Et d’ajouter : « Je me sens quand même vachement plus anarchiste que les autres... »

Sur les barricades du Quartier latin

1968. Gérard Lagorce est étudiant en psychologie à la faculté de Nanterre – la ville où il est né, la banlieue où il vit. Et il se souvient : « Les “grands penseurs” disaient : “La France s’ennuie.” » La France peut-être, mais certainement pas lui, cofondateur du Groupe anarchiste de Nanterre : « Il y avait des manifestations régulières contre la guerre au Vietnam, de nombreux mouvements ouvriers. Et, début 1968, une vitrine d’une enseigne américaine a volé en éclats ; un camarade a été arrêté. Ceci, couplé à nos revendications contre la non-mixité1, les matières enseignées qui nous formaient en bons petits soldats du système capitaliste ou sur la pauvreté des étudiants, nous a poussés le 22 mars à occuper la tour centrale de la fac. Tous les groupes gauchistes étaient représentés : les maos, les Enragés, les anars, etc. » Membre de la commission « Travailleurs-étudiants », Gérard Lagorce est dans son élément.

Le 10 mai, c’est la fameuse Nuit des barricades. Gérard en est. Les pavés sont déchaussés, des voitures renversées. On passe des soirées entières à refaire le monde et à échafauder des plans pour éjecter De Gaulle « et son monde ».

Les manifestations s’enchaînent, massives, jusqu’à ce que la récupération par les partis politiques et « l’entrée en négociation de la CGT » conduisent à l’essoufflement du mouvement. Beaucoup de protestataires rentrent dans le rang. Certains deviendront « des intellos, des cadres du système capitaliste, comme Daniel Cohn-Bendit, un copain à l’époque ». Gérard Lagorce, lui, ne retournera jamais sa veste.

« La lutte armée a son intérêt »

Quand vient le moment d’évoquer sa participation à la lutte antifranquiste, le moustachu à l’œil rieur se fait plus vague : « Ce qui est dans la clandestinité doit le rester. Je te fais confiance, me dit ce papa divorcé, mais même à mes enfants je n’ai pas donné de détails. » Je saurai juste qu’après un an à travailler pour la revue Noir et Rouge, il se rapproche d’une organisation de libertaires espagnols. « On a fait quelques trucs violents, mais on n’a jamais assassiné. Avec mon petit groupe, quand on agissait avec des armes, celles-ci n’étaient pas chargées. On ne voulait pas être des meurtriers. » Auraient-ils fait des braquages pour récolter de l’argent destiné aux antifranquistes en Espagne ? Mystère.

Sur ces années-là, Gérard Lagorce me confie uniquement ses réflexions : « La lutte armée a son intérêt, en fonction de l’époque et des circonstances. Action directe ou la Fraction armée rouge avaient raison. Mais ils ont fait l’erreur de penser qu’on pouvait mener des actions ultraviolentes sans qu’il y ait un contexte de soutien populaire, ce qui les a amenés à se faire défoncer politiquement et policièrement. Et ce, même si les gens qu’ils ont tués étaient responsables de beaucoup d’horreurs. La violence première est celle du système capitaliste, avec sa colonisation, son exploitation, ses morts au travail, etc. »

Longwy n’est pas un long fleuve tranquille

En 1979, on retrouve Gérard Lagorce à un point chaud de l’Hexagone : Longwy. Il est devenu psychologue au centre médico-psycho-pédagogique de la ville. Son objectif : offrir des soins avec l’enfant et ses parents. « Le “avec” est important. On n’était pas là pour voir dans la tête des gens, explique-t-il, mais pour essayer de construire ensemble des choses pour les rendre autonomes et capables de dominer leurs troubles. » Dans la ligne antipsychiatrique du Sud-Africain David Cooper, prenant en compte l’impact de la société, l’asservissement inculqué à l’école, à l’armée ou à l’église, Gérard n’oublie pas ce qui l’entoure : Longwy est l’un des bastions sidérurgiques les plus importants d’Europe.

Le militant a adhéré à la CFDT, attiré par la ligne autogestionnaire qu’elle défend alors. Quand « Giscard et sa clique » pondent leur plan de restructuration de la sidérurgie, qui prévoit la suppression de milliers d’emplois dans les usines du bassin de Longwy, son syndicat entre tout de suite en action. Débordant la CGT toute puissante par la gauche, il va mener d’innombrables opérations coup de poing : attaques du commissariat de police, kidnapping de Johnny Hallyday (le 8 mars 1979 après un concert à Metz), vol de la Coupe de France de football (dans une vitrine du FC Nantes), etc. La CFDT de Longwy distribue aussi son journal à tendance anarchiste et écrit par des ouvriers, L’Insurgé du crassier. Quelques mois durant, le pouvoir s’inquiète de voir une révolution partir de Longwy. Puis vient le temps des négociations syndicales pour les primes de licenciement.

Gérard quitte alors la CFDT devenue réformiste pour rejoindre le groupe autonome Longwy 79-84, au sein duquel il mènera des actions radicales nourries par la trahison des socialistes et communistes : au pouvoir à partir de 1981, ce sont eux qui liquideront la sidérurgie de Longwy.

Daewoo et des bas

Après la dissolution de son groupe, Gérard Lagorce rejoint la CGT. À la fin des années 1990, il est déjà l’un des piliers de l’union locale lorsque les « usines-tournevis2 », gavées d’argent public, décident de délocaliser. JVC, Panasonic ou Daewoo vont mettre sur la paille des milliers d’employés. Vingt ans après les événements de 1979, le bassin de Longwy entre de nouveau en ébullition. Gérard Lagorce en est, comme toujours.

Aujourd’hui encore, quand il n’est pas au local de la CGT à râler contre son syndicat « trop mou » ou « refermé sur lui-même », on peut le croiser à Bure (Meuse), mobilisé contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Parfois, c’est dans un camping anarchiste qu’on tombe sur lui. Et bien sûr, on le voit en manifestation, le micro à la main... Quand il a les jambes, il rejoint la tête du cortège, équipé d’un masque, de lunettes de fortune et de son fameux maillot de rugby des All Blacks : « Tout noir, parce qu’elle me va bien, cette couleur. »

Sébastien Bonetti

1 À la cité universitaire de Nanterre, garçons et filles dormaient dans des bâtiments distincts et n’avaient pas le droit de s’y rendre visite.

2 Usine d’assemblage de produits fabriqués à partir de pièces importées : une entourloupe pour pénétrer un marché protégé en faisant passer des biens d’importation pour de la production locale.

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