Accidents mortels du travail chez les cordistes

Un silo de sucre et de dédain

Le 13 mars 2012, Vincent Dequin, 33 ans, et Arthur Bertelli, 23 ans, cordistes, meurent ensevelis sous des tonnes de sucre. Le 11 janvier 2019 s’ouvre le procès de leur accident au tribunal correctionnel de Reims. Sur le banc des prévenus, deux personnes physiques : Michel Mangion et David Duval, respectivement chefs d’établissement des entreprises Cristal Union et Carrard Services, son prestataire. Et deux personnes morales, ces mêmes entreprises, représentées par leurs avocats. Après sept ans d’instruction, la lumière sera-t-elle faite sur les circonstances de ce drame ?
Par L. L. de Mars

« Qui est le responsable du plan de prévention, Monsieur ?

– Le chef d’établissement.

– Donc en tant que chef d’établissement, Monsieur, vous avez lu ce plan de prévention ?

– Oui.

– Et vous l’avez signé ?

– Oui.

– Monsieur, n’avez-vous pas vu que le nom qui apparaît en bas de ce document n’est pas le vôtre ? Mais celui de votre prédécesseur ? Que c’est donc un mauvais copié-collé ? »

Tout empreint de son calme olympien, le jeune substitut du procureur se rassoit. Il n’attend pas de réponse à ces dernières questions. À la barre, Michel Mangion, le directeur de la sucrerie Cristal Union de Bazancourt (Marne) au moment de l’accident, reste tourné vers lui. L’air égaré. Le corps à la dérive.

Le président reprend la main. Les réponses de Michel Mangion sont bredouillées plus que déclamées. Les mots s’entrechoquent, se bousculent, se chevauchent, hésitent. À cet instant, il est où le directeur d’usine dynamique ? L’inébranlable décideur, à l’assurance conférée par les prérogatives d’une hiérarchie protectrice ? Ici, il est le mauvais élève pris en faute, face à ses maîtres. S’efforçant de minimiser ses responsabilités, ses manquements. Les rejetant même sur l’autre prévenu, David Duval, directeur de Carrard Services, entreprise de nettoyage qui envoyait des cordistes chez Cristal Union.

D’ailleurs cette audience ne sera que cela. Le rejet de la faute les uns sur les autres. Me Busy, avocat au côté des victimes, aura cette parole, résumant la pensée de tous : «  C’est pas moi, c’est lui ! » David Duval, mis en cause par Michel Mangion, son client, n’aura de cesse d’invoquer Francis Petit, un de ses employés, chef de chantier, absent au procès. Pratique.

En gros, la multinationale aux 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires tape sur son prestataire qui ne pèse que 92 millions, et lui-même désigne

un de ses employés, chef de chantier. S’il avait été là, aurait-il à son tour incriminé les ouvriers salariés de Carrard Services, qui eux-mêmes auraient mis en cause les intérimaires ? À leur tour, ceux-ci se seraient retournés vers… ah non, en dessous il n’y a plus personne.

À quel titre comparaissent Michel Mangion et David Duval ? Ils ne sont ni les propriétaires des usines qui les emploient, ni les PDG. Où sont les gens qui trônent au sommet de ces pyramides ?

Chez eux, au chaud. Tranquilles comme Baptiste. À 21 h, quand enfin l’audience se termine, laissant tout le monde sonné par ces douze heures de débats, il dégustent sûrement un whisky irlandais hors d’âge.

C’est qu’ils ont pris bien soin de faire signer à leurs directeurs d’usines des délégations de pouvoir. Leur laissant le loisir de représenter physiquement l’entreprise auprès des tribunaux en cas d’accident grave. Olivier de Bohan, héritier de la lignée du même nom, assis tout en haut de la pyramide Cristal Union, ne verra jamais dans la presse son prestigieux patronyme associé à ce genre d’affaire. Embarrassante, il faut bien le dire.

À l’assemblée générale des coopérateurs de Cristal Union, Olivier de Bohan, titillé au sujet des ouvriers décédés sur ses sites de production, lâchera un brin fataliste : « Évidemment que je suis au courant. Évidemment qu’on a… manifesté des soutiens et… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Dans la vie des entreprises, y a ce type d’accident, ça peut arriver, malheureusement, ça peut arriver. »

Afin de rassurer son auditoire sur l’humanité qui anime au quotidien la direction de son entreprise, il ment sans honte ni scrupule, évidemment. Les pontes de Cristal Union n’ont jamais esquissé le moindre geste, manifesté la moindre compassion à l’endroit des proches des victimes tombées pour leur production, pour leur chiffre d’affaires, malheureusement.

Par L. L. de Mars

À la barre, face à la cour, ce sont bien deux lampistes qui répondent aux questions, au nom de leurs mentors. Car à l’assemblée générale des contributeurs, Michel Mangion, tout directeur d’usine qu’il puisse être, n’est pas sur sur le podium. Sous-fifre. À ce titre, le parquet requiert contre lui huit mois de prison avec sursis et 15 000 € d’amende – pour blessures et homicides involontaires « par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ».

Le cas de David Duval est encore plus parlant. Évoquant la responsabilité que confère un tel transfert de pouvoir, le substitut du procureur lui demande en point d’orgue de sa démonstration :

« Vous gagniez combien à l’époque, Monsieur ?

– 3 000 euros.  »

Puis il se rassoit lentement, secouant la tête de droite à gauche, un sourire tristement désolé aux lèvres. Il vient de faire prendre conscience à David Duval du marché de dupe dont il est aujourd’hui le grand perdant. Sous-fifre. À ce titre, le parquet demande contre lui 15 000 € d’amende et un an de prison avec sursis.

Profession cordiste

Pour le cordiste, la corde n’est pas une finalité, ce n’est qu’un moyen d’accès. Pour aller travailler dans les endroits difficilement ou peu accessibles. Cela quand les moyens traditionnels ne peuvent être mis en place, comme les échafaudages ou les nacelles. Selon les cas, le cordiste descend, pour travailler debout sur ses pieds, ou alors, le plus souvent, suspendu, quand la configuration l’impose. C’est fou ce qu’il est possible de faire, au bout d’une corde d’un centimètre de diamètre : décalaminer des fours d’incinérateurs à la barre à mine, passer le nettoyeur haute pression, poser des adhésifs de signalisation, remplacer une descente de gouttière, taper au marteau-piqueur, dépoussiérer des silos à grain, remplacer des vérins, poser des filets anti-pigeons…

En urbain, le cordiste se trimballe une tonne de matos accroché au cul. Perforateur, marteau, planches, pied de biche, seau d’eau, seau de mortier, truelles, taloche... En faisant attention de ne pas bousculer les jardinières de géranium suspendues aux balcons, de ne pas mettre les pieds sur les vitres, de ne pas couper la corde sur une arête vive en béton.

En industrie, les exigences sont autres. Combien de temps faut-il bosser dans ces fours d’incinération de produits ultimes (solvants, graisses, huiles…) avant de choper un cancer ? Qui rembourse les godasses qui ont fondu sur les parois de cet incinérateur chauffées à 220 degrés ? Comment descendre de cette charpente cuite à 50 degrés par la canicule, quand un état de déshydratation avancé transforme le moindre geste en crampe ? C’est un boulot où on s’ennuie rarement.

Le 13 mars 2012, Arthur, Vincent, Frédéric et un autre collègue descendent en rappel les 53 mètres du silo n° 4 de la sucrerie Cristal Union, à Bazancourt. Arrivés sur le sucre, ils s’emploient à dégager la porte latérale, située à 7 mètres au-dessus du niveau du sol. Au bout de 10 minutes, la matière se dérobe sous leurs pieds. Deux trappes de vidange ont été ouvertes juste en dessous de l’endroit où ils travaillent. Erreur fatale. Arthur est enseveli tout de suite dans ce sablier géant. Vincent ne parvient pas non plus à se dégager. Il sera emporté à son tour. Frédéric ne peut rien pour ses deux collègues. Il se maintient in extremis, et se raccroche sur une autre corde.

Les cordistes sont là

Au côté des familles de Vincent et Arthur, au côté de Fanny et Marion, leurs compagnes au moment du drame, assises côte à côte comme deux sœurs unies dans le malheur, les cordistes sont là. À l’énoncé de certaines inexactitudes, leur sang de professionnels ne fait qu’un tour. Réduits au silence, les corps se tendent, les mains s’agitent. Trop tard. Les débats sont clos, le réquisitoire a été prononcé. Ce sont maintenant les plaidoiries des avocats de la défense qui déroulent implacablement leur lot d’erreurs, d’approximations, propres à instiller le doute dans l’esprit des juges.

Cette carence, les cordistes présents la relèvent. Ce sera une réflexion de plus à mener au sein de l’association « Cordistes en colère, cordistes solidaires », fraîchement constituée 1. Cette association a pris corps dans la peine qu’a suscitée la mort d’un autre cordiste, Quentin. Lui a péri le 21 juin 2017, enseveli dans un silo appartenant à une filiale de Cristal Union 2. La mobilisation est aussi née de la prise de conscience des risques d’un métier, dont il est fréquemment et un peu rapidement dit qu’il n’est pas plus accidentogène qu’un autre. Depuis 2006, Ludwig, Mathieu, Lionel R., Arthur, Vincent, Daniel, Joshua, Farid, Quentin, Mickaël, François, Régis, Bruno, Lionel D., Pierre-Ange, Dimitri, tous cordistes, sont morts d’accidents de travail. Et d’autres, dont on peine à trouver les noms. Dix-neuf morts en treize ans.

Les cordistes sont environ 8 500 à travailler chaque jour à travers la France. Appliqué à l’Éducation nationale, qui compte un million de salariés, ce ratio aurait mené à constater 2 235 morts dans les salles de classe dans le même laps de temps !

Le métier n’ayant pas de convention collective propre, les travailleurs sur cordes sont rattachés à la fédération du bâtiment. Et les statistiques relatives à ces accidents sont noyées dans les déclarations de celle-ci. Même la liste des décès n’est peut-être pas exhaustive. Comment dès lors alerter sur le taux d’accidents, sur leurs causes, sur les mesures correctives à mettre en place, s’il n’existe pas de liste précise synthétisant ces éléments ?

C’est un des axes de travail de l’association. Récolter les informations, les recenser, pour alerter, prévenir. Mais aussi, au passage, écouter les histoires de chacun. C’est de soutien qu’a besoin la personne accidentée, isolée face à l’adversité.

« C’est mon tour »

« On venait à peine de commencer qu’il s’est créé un entonnoir et on a été attirés vers le bas. J’ai vu Arthur glisser lentement vers le bas, entraîné par ses matériels, déjà recouvert de sucre. Rapidement il a été étouffé par un amas de sucre qui glissait des parois. Vincent a suivi le même chemin en essayant de se dégager. Il a maintenu sa tête le plus longtemps possible vers le haut, mais le sucre a continué à l’ensevelir. Il s’est adressé à moi en disant “C’est mon tour.” J’ai essayé de le rassurer. Mais je ne pouvais rien faire. À mon tour, mon matériel était pris dans le sucre. Je me suis retrouvé dans un cône à 2 mètres environ de la surface. Je me suis vu mourir.  »

Frédéric Soulier est un survivant. Ce 13 mars 2012, à 11 h 45, il vient de voir disparaître deux collègues sous ses yeux. Arthur Bertelli avait 23 ans. Vincent Dequin en avait 33.

Sept années après, l’émotion de Frédéric demeure entière lorsqu’il raconte sobrement le déroulé de ce douloureux épisode. Ses séquelles psychologiques s’estomperont au fil du temps. Sans jamais disparaître, toutefois. C’est un homme marqué à vie qui se tient malgré tout digne et droit à la barre du tribunal.

Il prendra part aux deux jours de rencontres organisées par l’association, à la suite de l’audience. Lui plus que tout autre connaît la valeur du soutien humain. Et c’est baigné de cette chaleur qu’il repartira le dimanche après-midi. Étourdi par le vacarme du repas partagé par les 43 convives, imprégné de l’envie survoltée de bâtir quelque chose face à ce genre de drame.

Plus rien ne ramènera Vincent et Arthur. Les familles, qui voient sept années de leur vie ramassées en quelques heures d’audience, le savent. Elles sont venues chercher la vérité. Voir les responsabilités assumées. Elles n’auront que le spectacle pitoyable d’hommes qu’aucun regret ne semble effleurer. Des avocats à la solde et à l’unisson de leurs clients, se rejetant la balle de cette responsabilité. Tout ce beau monde bafouant la vérité au prétexte qu’elle n’est pas à leur avantage.

Le courage, la droiture, ils auront l’occasion d’en apprendre quelques notions, quand le père d’Arthur s’adressera à la cour. Il n’avait qu’un garçon parmi cinq filles. Il a perdu son seul fils au moment où celui-ci s’avançait confiant au devant de sa vie future. À peine émancipé, déjà fauché.

Tous resteront interdits devant le calme avec lequel il décrit la violence de l’aspiration qui a entraîné Arthur vers le fond. « Quand je suis allé à la gendarmerie voir les affaires d’Arthur, la corde ne mesurait plus que 5 ou 6 millimètres de diamètre. À l’origine, elle en faisait entre 11 et 13. » C’est dire la puissance de la dépression qui a entraîné Arthur, sachant qu’une telle corde est conçue pour résister à une traction de 2,3 tonnes.

La mère de Vincent marche doucement, à petits pas, vers la barre. L’atmosphère dit qu’il va se passer quelque chose. Dans la salle d’audience règne un silence sépulcral. Tous les regards suivent son tranquille cheminement. Ne résonnent que ses pas sur la carrelage. C’est une toute petite femme aux cheveux depuis longtemps blanchis qui s’arrête devant le micro. La diction claire, le débit posé et régulier, elle raconte Vincent. Elle fait revivre son fils l’espace de quelques minutes. Consciente qu’elle n’aura peut-être jamais plus l’occasion de le faire. Face à la justice en tout cas. Face à ceux qui portent la responsabilité de la mort de Vincent.

Et puis sa voix se charge du tremblement du chagrin. « Ça fait sept ans. Depuis, je fais souvent des cauchemars. Je vois mon fils qui s’enfonce. Pendant les quelques secondes où il s’est senti tiré irrémédiablement vers le bas, à quoi il a pensé  ? Il a pensé  : “Je suis foutu, je vais mourir.” Il pensé peut-être à Fanny, avec qui il voulait construire sa vie. Peut-être avoir un enfant. Il a peut-être pensé à nous. Et puis… quelques secondes, et voilà, c’est fini. »

Sur sa droite, à quelques mètres de sa fragile silhouette, Michel Mangion et David Duval sont prostrés sur leur banc. Pétrifiés. Elle ne les désigne même pas. Elle est la dignité même. Elle est la force. Celle qui l’a portée toutes ces années d’attente. Celle qui l’a poussée à venir prononcer ces quelques mots sans haine et sans colère. À deux doigts des sanglots, elle ne flanchera finalement pas. Elle se reprend, sa main martèle la barre, ses paroles ricochent contre les hauts plafonds : « J’ai entendu tout le déroulement du procès. C’est des règlements. C’est des lois... MAIS LA VIE D’UN HOMME ! La vie de deux hommes. Il y a deux familles. Ça on n’en parle pas. Et c’est bien dommage.  »

Le 1er mars, le délibéré tombe, suivant peu ou prou les réquisitions du procureur. Six mois de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende pour Michel Mangion et David Duval ; deux ans de placement sous surveillance et 100 000 € d’amende pour les deux entreprises.

Les quatre défendeurs ont interjeté appel de cette décision. Fidèles à leur ligne de conduite à l’égard des proches d’Arthur et Vincent depuis l’accident. Exempte de respect, d’humanité et de la moindre parole de soutien.

Éric Louis

1 L’auteur de ces lignes en est un membre actif. Il a travaillé comme cordiste dans les mêmes silos que Vincent et Arthur.

2 Le procès de son accident devait débuter à Reims ce vendredi 5 avril, mais il a été renvoyé au 4 octobre prochain. Le journaliste Franck Dépretz a consacré une enquête à ce drame : « Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! » (Bastamag, 04/01/2019).

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Paru dans CQFD n°175 (avril 2019)
Par Eric Louis
Illustré par L.L. de Mars

Mis en ligne le 11.04.2019