Le Rassemblement national à la conquête des communes

Un parti « à dissoudre » ?

Selon un report des intentions de vote, aux prochaines municipales le Rassemblement national pourrait remporter 193 communes de plus de 3 500 habitants et conserver les 10 communes acquises en 2014. Dans son ouvrage Les Laboratoires de la haine : enquête sur la face cachée du frontisme municipal (Démopolis, 2019), écrit à partir d’une étude de terrain menée à Beaucaire (Gard) et Mantes-la-Ville (Yvelines), Hacène Belmessous met en garde contre la banalisation d’une formation qui « n’est pas un parti ordinaire ».Est-il déjà trop tard ? Entretien.
Par Gautier Ducatez

Sur quel terreau prospère le vote RN ?

« Il est patent que le FN / RN n’est plus seulement ce parti qui agrégea cet ensemble constitué des déclassés sociaux, des désillusionnés de la politique et d’un électorat perméable à sa doctrine raciste sur l’immigration. On constate que, depuis l’élection présidentielle de 2012, la vision d’une France en guerre civilisationnelle contre un ennemi intérieur est partagée par un segment conséquent de la population française. Des idées minoritaires hier car considérées comme dangereuses, comme la préférence nationale en matière de logement et d’emploi, bénéficient d’un soutien populaire important. Comment en est-on arrivé là ? Clairement, la “gauche de gouvernement” porte une lourde responsabilité qui tient d’une part aux politiques économiques d’inspiration néolibérale qu’elle a conduites, et d’autre part à son désir de ne pas perdre le vote populaire en validant inconséquemment certaines thèses liées à l’immigration.

Bien entendu, le ralliement massif de la droite dite traditionnelle aux discours frontistes, ces porosités sur leurs valeurs communes qui contaminent depuis la présidence sarkozyste sa vision du social soumis lui aussi à un référentiel identitaire participent de ce processus d’écrasement frontiste de la sphère publique. Enfin, et c’est ce que souligne mon enquête, le retrait de l’État de la vie de la cité dans les communes administrées par le FN / RN a banalisé la gestion frontiste, quand bien même ses maires contreviennent aux règles du droit – en toute impunité. Cette neutralité de l’État était inimaginable lors du premier âge des municipalités FN entre 1995 et 2001 (Toulon, Vitrolles, Marignane et Orange), où l’État veillait à ce que le droit commun soit partout respecté sur le territoire.

Il est évident que le discours dominant sur la réussite supposée des maires frontistes participe de sa banalisation. Comment expliquer cette bienveillance à l’égard d’élus qui piétinent le droit et attisent la haine raciale dans la vie de leur commune en opposant en permanence leurs bons administrés, les “souchiens” – pour reprendre leur terminologie différentialiste – ,aux indésirables, les Arabes, les musulmans, etc. ? Je crois que ces deux variables culturelles que sont l’islam et l’arabité, macérées dans toutes les thématiques qui s’y connectent dans l’imaginaire national-populaire (le logement social, la politique de la ville, la violence et la délinquance, etc.), souffrent d’un rejet si indéfectible qu’il a fini par générer une forme de passivité sociale face à la guerre d’usure que mène le FN / RN contre la conception universaliste de la République. »

Quelle est selon vous leur recette pour conquérir et se maintenir à la tête de ces municipalités ?

« Le contexte politique local domine évidemment. À Mantes-la-Ville, par exemple, Cyril Nauth a gagné la ville à la faveur d’une quadrangulaire. Il a obtenu un peu plus de 31 % des voix dans une ville sociologiquement de gauche. Si l’on additionne le score de la candidate officielle du Parti socialiste et celui de sa concurrente, dissidente du même parti, on arrive à un total de plus de 58 % des voix exprimées. Pour autant, jamais le FN ne fut aussi haut dans ce bout des Yvelines.

Du reste, la stratégie du FN / RN spécule sur un postulat spécieux – et indémontrable, je précise – selon lequel les catégories populaires comme les classes moyennes inférieures seraient désireuses de s’exonérer du poids du collectif. Cela se traduit par exemple dans son discours sur l’impôt : si vous payez autant d’impôts, c’est parce que les subventions données aux associations de quartier ou au bénéfice des migrants coûtent cher à la communauté. À l’heure où l’impôt est ressenti par une partie de la population française comme confiscatoire et au service des assistés et des étrangers, ce raisonnement agit efficacement.

Si l’on s’intéresse maintenant aux communes historiques de l’emprise frontiste, l’avènement des maires FN / RN traduit aussi le rejet du clientélisme dans ces territoires où la mairie est le premier employeur de la ville et où une forme puissante de clientélisme est vécue comme le moteur de la vie locale. Beaucaire est significative de ce processus. On observe un environnement social similaire à Béziers où Robert Ménard s’est accaparé une frange de l’électorat local en dénonçant la gestion clientéliste du maire précédent. Il est piquant de noter que les maires FN / RN manœuvrent pareillement, attribuant des subventions aux associations qui ne contestent pas leur gestion de la commune, confondant à dessein intérêt général et intérêt partisan.

Pour autant, ce que j’ai observé, c’est une incapacité de ces maires à faire état d’un bilan positif, que ce soit en matière de sécurité, d’urbanisme ou de vie économique. Quant aux baisses d’impôts dont ils se prévalent, il s’agit en réalité d’un leurre. Seulement, si les maires FN / RN se maintiennent à la tête de ces villes en mars 2020, je pense que ce sera pour un autre motif que celui de leur bilan qui, je le répète, est insignifiant. Outre un désenchantement citoyen généralisé, la multiplication des listes à gauche ne peut que créer les conditions de la réélection de Robert Ménard à Béziers par exemple. Il en sera de même à Hayange où Fabien Egelmann est pourtant minoritaire en voix. »

Quelles ont été la réception médiatique de votre enquête et les réactions des habitants des villes en question ?

« C’est le premier ouvrage que je rédige qui ne rencontre aucun écho médiatique. Aucun média situé à gauche n’en a parlé : un fait inimaginable lorsque le FN était considéré comme un danger pour la démocratie. Est-ce que cela signifie qu’il ne l’est plus ? Est-ce que le fait que j’aborde dans ce livre la nécessité de dissoudre ce parti a créé les conditions de cette neutralisation ? Je m’explique : l’article 1er de la loi du 10 janvier 1936, toujours en vigueur, stipule que “seront dissous, par décret rendu par le président de la République en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait qui soit provoqueraient à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propageraient des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination”. Mon enquête sociale décrivant dans le détail cette face cachée du frontisme municipal – l’État de droit y est piétiné –, cette issue n’est pas négociable. Lorsque j’abordais cet impératif inséparable de la législation française lors des rencontres-débats organisées autour de mon livre, les réactions furent majoritairement négatives. Il faut l’admettre, il s’est opéré une forme de résignation du champ social sous l’effet de l’emprise de l’idéologie frontiste sur la vie des idées. Autrement dit, dissoudre le FN / RN, ce serait dissoudre le peuple au profit du gouvernement des nantis.

Enfin, je tiens à signaler les difficultés à débattre de ce livre dans plusieurs villes frontistes. À Hayange, la rencontre a dû être organisée dans la médiathèque d’une commune limitrophe, le maire frontiste s’étant du reste offusqué qu’un lieu de lecture publique fasse de la politique, faisant médiatiquement pression sur les responsables de l’équipement culturel. À Béziers, c’est dans une salle appartenant à la Cimade que la rencontre a pu avoir lieu. La démocratie frontiste, vous le devinez, est un trompe-l’œil.

Le combat contre l’extrême droite se mène de mon point de vue sur deux plans : celui du droit, avec l’interdiction de ce parti ; celui qui a trait à la politique, c’est-à-dire repenser la démocratie dans la cité. Comment réenchanter la ville comme un bien commun ? Je suis très pessimiste sur cette issue, car le personnel politique actuel n’est pas à la hauteur. Je crois que ce réenchantement ne peut venir que de la société civile, encore faudrait-il que nous prenions conscience de la nécessité d’inventer un “Nous” collectif, et pas ce “Nous” individualiste et catégoriel. »

Propos recueillis par Mathieu Léonard
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