Tunisie

Un crime à réveiller les morts

L’assassinat de Chokri Belaïd a plongé la Tunisie dans une crise sans précédent depuis la révolution de 2011. Le Premier ministre a démissionné, mais c’est le ministre de l’Intérieur, une des cibles préférées de Belaïd, qui a été chargé de former un nouveau gouvernement…

« On a tué la marionnette des guignols ! », profère un adolescent tunisien après l’assassinat de Chokri Belaïd. La phrase, désinvolte, peut choquer. Comme beaucoup, le jeune homme a découvert Belaïd pour la première fois en mars 2011 à la télévision, quelques semaines après la fuite du dictateur Ben Ali. Il précise : « Belaïd, c’est comme un héros de cinéma d’un genre nouveau, à la fois drôle et grave, avant on ne connaissait pas ça. » Tel un moderne héros de tragédie, Belaïd a surgi de façon spectaculaire dans la petite lucarne. Avec la chute du régime autoritaire et à la faveur de la libéralisation des médias, la majorité des Tunisiens découvre qu’on peut désormais parler politique, s’indigner, critiquer et avoir des débats contradictoires. Voilà ce qu’incarnait Belaïd pour la majorité de l’auditoire du « spectacle démocratique ». Cela explique en partie l’immense émotion populaire suscitée par sa mort.

Il va sans dire que Chokri était tout sauf une marionnette. Militant et responsable syndical, étudiant dans les années 80, il est vite devenu l’un des leaders nationaux de la gauche radicale. Pourtant, il se distingue des autres dirigeants de gauche qui ont connu la période des procès politiques de 1968 à 1975 – comme Hamma Hammami, Mohamed Kilani, Néjib Chebbi… Chokri était alors trop jeune. Il commence à militer lors d’une période où le reflux de la vague gauchiste se fait de plus en plus net face à la montée des militants de l’islam politique. Devenu chef d’un groupuscule illégal, il s’oppose au régime de Ben Ali. Avocat, il plaide contre le régime répressif, comme en 2008 lorsqu’il défend les mobilisés du bassin minier de Gafsa en révolte. Il fait partie de cette grande famille d’avocats tunisiens engagés en politique, mais se situe dans sa frange combative. Celle qui a marqué les esprits en prenant position en toge le 14 janvier 2011 devant le portail du ministère de l’Intérieur quelques heures avant l’aller simple présidentiel Tunis-Djeddah.

Belaïd va ensuite trouver matière à contester la nouvelle donne marquée par la domination d’Ennahdha et ses orientations à la fois néolibérales et conservatrices. Ces derniers mois, il avait multiplié les performances médiatiques. « Bon client » avec sa dégaine débonnaire, sa moustache qui dévoilait qu’il était d’abord un nationaliste arabe et son « parler vrai », Chokri n’était pas là pour minauder. Avec sa voix gutturale, son accent rappelant à la fois ses origines du Nord-Ouest paysan et son enfance dans un quartier populaire de Tunis, il dénonçait la responsabilité du gouvernement dans la misère des gens. Dossiers sous le coude et documents à l’appui, il fustigeait les liens ambivalents des responsables gouvernementaux avec les turbulentes Ligues de protection de la révolution – qui opèrent des interventions musclées contre tout ce qui n’est pas islamiste –, l’abandon des régions pauvres, les risques de dérive autoritaire et népotique… Belaïd avait le sens de la formule : « On ne s’est pas débarrassé d’Ali Baba [Ben Ali] pour que Baba Ali Papa » Ali (Elarayedh, alors ministre de l’Intérieur)] prenne sa place », dénonçait-il en imputant au ministre la responsabilité des délits impliquant des membres de sa famille dans le Sud tunisien.

Alors que la Tunisie semblait enlisée dans les manigances de technocrates, politiciens, patrons et oligarchie syndicale, protagonistes attitrés de la « transition démocratique », l’assassinat de Chokri Belaïd est un évènement perturbateur. Les souvenirs émus de l’assassinat du leader syndical Farhat Hached en 1952 ont ressurgi. Des cortèges immenses se sont mis en branle, masquant les contradictions avant-gardistes de la gauche radicale tunisienne. Les masses populaires paupérisées, dont Chokri Belaïd était l’un des brillants porte-voix, et qui peinaient à se mobiliser à nouveau, se sont pour un temps ressoudées.

La mort tragique du tribun, qui a provoqué une grève générale, semble avoir eu un effet paradoxalement salutaire. En sommeil, l’effervescence contestataire semble aujourd’hui stimulée par la vivacité de cet éternel empêcheur de « démocratiser » en rond.

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Paru dans CQFD n°109 (mars 2013)
Par Amin Allal
Mis en ligne le 25.04.2013