Bédé

« Un cri de naissance, un cri d’agonie et un cri de rage »

Fin octobre, c’était Noël avant l’heure. Faisant claquer sa mandibule endiablée, la revue AAARG ! déboulait sur les étals des libraires. Aux manettes du projet, Pierrick Starsky, sorti indemne de sa baignoire de spaghettis, a accepté de raconter le début de l’épopée.

CQFD : Comment tu définirais cet OVNI littéraire ?

Pierrick Starsky : Je n’ai jamais trop su être laconique… Mais si l’on doit donner dans le mot clef : AAARG ! est une revue bimestrielle de bandes dessinées et cultures populaires. Enfin, nous, on dit « culture à la masse », vu qu’on horripilera les gardiens du temple, du bon goût, de la Culture majuscule, qui nous trouveront à la masse, et qu’on aime l’idée de casser les murs ; à la masse, toujours. Question menu, y en a pour tout le monde : de la bande dessinée, pour les trois quarts du bouzin, en récits courts, semi-courts, mais aussi des nouvelles, des dossiers, des articles et des p’tites surprises. Et comme on aime casser les murs, on mélange les genres, du polar à l’humour, en passant par l’intimiste, le fantastique, etc.

Malgré l’ambition de la revue, son gros tirage, sa distribution fournie, on est complètement indépendants. Non pas qu’on soit kamikazes, mais moyennement adeptes du compromis, et pas adeptes du tout de la compromission. Ça nous semblait important d’être libres dans notre ton et notre ligne éditoriale, d’autant que l’on cherche à se démarquer des produits des groupes éditoriaux, qui œuvrent souvent dans le tout-balisé et le prémâché.

Du coup, AAARG !, projet iconoclaste ou continuateur d’une certaine tradition, si oui laquelle ?

« La tradition », ça n’a jamais été un mot que je porte dans mon cœur. Mais bon, disons qu’on a lu, vu, écouté et digéré beaucoup de choses différentes, que l’on pourrait inscrire dans la culture populaire, la culture bis, les contre-cultures, etc. Nos influences, donc, sont multiples, et on peut citer, en vrac, parmi nos lectures d’antan : Métal hurlant, Pilote (deuxième génération), Mad, RAW, Hara Kiri, Fluide glacial, le Psiko, mais aussi des canards plus récents comme Ferraille ou encore Jade. Cependant, et dès le départ, on voulait faire quelque chose à nous, qui corresponde à tout ce que l’on a pu ingérer de bon depuis l’enfance.

Notre tradition, si on en a une, est celle d’un boulot artisanal que l’on conçoit pour rester dans les bibliothèques de nos lecteurs d’aujourd’hui, et être lu demain par leurs gosses ; comme nous avons lu les canards de nos parents. Et on réagit à celle, hégémonique, de la culture sous vide à consommer et à jeter après utilisation, qui ne sert ni à réfléchir, ni à réagir, ni à rêver. La tradition du « produit-culturel » vendu par des commerciaux qui sortent d’HEC et qui vendent du livre comme de la bagnole. On ne vend pas un produit. On vend un putain de livre, une revue, un canard et on l’a rêvé sans étude de marché.

Par Pierre Place pour AAARG !

Penser la maquette, trouver le pognon, dénicher les auteurs (et les payer !), choisir le diffuseur, qu’est-ce que tu peux nous dire du travail en amont qui a précédé la sortie de ce premier numéro ?

On en a chié ! (rires) Ça fait deux ans qu’on bosse sur AAARG !, et deux ans qu’on nous dit que nous allons nous planter, que nous sommes suicidaires, que nous sommes fous. On nous a dit mille fois, la main sur l’épaule, et le regard triste, la bouche déformée par un sourire forcé : « Vous êtes courageux… » comme si on nous disait adieu. Cinglés, à la rigueur, vu la crise du livre et le marasme dans lequel se noie le monde de la bande dessinée depuis quelques années, je le conçois. Le courage, c’est aller au-delà de sa peur. De quoi aurions-nous peur ? On suce déjà des cailloux. Se planter ? La belle affaire. Le simple fait de brandir ce premier numéro est pour nous une victoire. On bosse sur trois numéros d’avance, on attaque déjà le quatrième. Maintenant, il faut qu’il se vende, qu’on trouve notre lectorat. Le potentiel, la qualité, on a tout ça. Mais tout peut arriver. Le plus dur, pour nous, est d’avoir de la visibilité.

La vie sentimentale de Carmen & Jorge, Mingus Soledad ou Eternam, les planches proposées sont de véritables bijoux, comment tu expliques ce foisonnement de la bédé actuel ?

Des auteurs de talent, il y en a toujours eu. Je pense qu’on pourrait plus causer du problème de la liberté de ton, qui heureusement n’est pas inexistante, mais se réduit comme peau de chagrin. Il ne faut plus prendre de risques. L’avantage des formats courts et semi-courts est de permettre à des auteurs de s’aventurer ailleurs que sur leurs plates-bandes habituelles, de tester de nouvelles choses, ou de radicaliser une envie. D’y aller à fond.

La superbe illustration de couverture de Pierre Place met en scène un cow-boy à la sauce mexicaine en train de faire rendre gorge à un banquier en plein Wall Street. AAARG ! est-il le cri des masses aliénées et dépouillées par le grand capital ?

AAARG ! est à la fois un cri de naissance, un cri d’agonie et un cri de rage. C’est un « triple A » auto-octroyé. C’est le hurlement que poussera le grand capital en s’effondrant sous la ferveur populaire. Ou le cri des banquiers à qui on demandait un prêt pour lancer le projet. C’est une onomatopée qui nous colle à la peau. C’est beaucoup de choses, en fait. Un peu aussi ce que tu dis. Et vive la révolution !

Par Nikola Witko pour AAARG !

Absence de pub (hormis pour quelques éditeurs indépendants) et de subvention politique, principales mamelles de la presse mainstream, AAARG ! ne compte que sur ses lecteurs pour survivre. Ce lectorat justement, quel est-il ?

Les réclames présentes dans la revue (et oui, « réclames », encore de la mauvaise foi sémantique) sont des espaces de visibilité que l’on offre ou échange (contre des livres) à des éditeurs que l’on aime. Mais effectivement, on compte sur les lecteurs pour survivre ou même, soyons fous, pour vivre, tout simplement. Le lectorat, de ce que l’on en sait, est ultravarié. Certains ont les moyens et s’abonnent pour deux ans ; on a même deux abonnements à vie. Puis il y a ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts qui s’abonnent via le prélèvement mensuel (4,90 euros), et beaucoup de curieux ou de lecteurs classiques qui nous achètent en librairie. On a autant de femmes que d’hommes, et ça nous ravit ! Merde aux éditeurs qui raisonnent en lectorat masculin et cantonnent « les filles » à la BD girly. Qu’ils crèvent. En gros, notre lectorat, ce sont les gens. Les gens bien. Les gens comme nous, quoi. Miam.

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