Aïe tech # 6

Un aspirateur pour les gouverner tous

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Sixième épisode dédié aux aspirateurs robots, avatars rampants d’un monde où chaque recoin de notre quotidien domestique sera mis sous coupe réglée – même les WC.
par Rémi

Envie de déprimer ? File vite sur le site du fabricant de babioles futuristes iRobot. Tu y découvriras une flopée d’aspirateurs robots aussi hideux que perfectionnés. Le nec du nec. Alors certes, le prix est costaud : le « Roomba s9+ avec système d’autovidage connecté au Wi-Fi  » coûte la bagatelle de 1 499 euros. Mais en vrai, c’est donné, tant les fonctionnalités sont épatantes. Ce modèle bénéficie ainsi d’une « aspiration 40 fois plus puissante » que les anciens de la gamme. Largement de quoi arracher ta moquette et engloutir ton chat. Surtout, chaque appareil est présenté avec une petite icône certifiant que le bidule « apprend et cartographie ». C’est bien le minimum pour un balai amélioré…

iRobot, c’est un peu le Tesla de l’aspirateur – un géant de la tech’ aux yeux robotiques plus gros que le ventre. Après avoir mis la main sur le cador français du secteur, Robopolis, en 2017, l’entreprise ricaine a elle-même été rachetée par Amazon en 2022 pour la bagatelle de 1,7 milliard de dollars. Quant à son produit phare, ce si abordable Roomba, il s’est récemment fait épingler pour une histoire de confidentialité édifiante. Que je t’explique : pour « apprendre et cartographier », ces taupes roulantes sont dotées d’une caméra, logique. Conséquence : ils filment aspirent toutes les données à leur portée – disposition des meubles, autres appareils ménagers, présence de Médor... Et ça, c’est de l’or, une mine de données. Pour exploiter ce filon, iRobot s’est tournée vers une société dénommée Scale AI ; laquelle sous-traite la part (encore) humaine du boulot à des employés sous-payés au Venezuela. Peu ravis de leurs jobs, quelques-uns de ces employés ont fait circuler sur le web certaines images ainsi pillées. Résultat : une utilisatrice a découvert que circulait sur Facebook une photo d’elle assise sur ses toilettes. L’auteur du cliché : son aspirateur. Roomba les masques.

Les aspirateurs connectés ont d’abord vocation à engloutir le maximum de données de leurs utilisateurs

L’affaire n’a rien d’anecdotique, à tel point que le magazine du très sérieux MIT y a consacré une longue enquête : « A Roomba recorded a woman on the toilet. How did screenshots end up on Facebook ? »1 On ne va pas entrer dans les détails, tant le tableau tracé est tentaculaire. Mais une chose est sûre : comme les montres connectées, les enceintes type Alexa ou les volants roulants connectés (oui, ça existe), les aspirateurs connectés ont d’abord vocation à engloutir le maximum de données de leurs utilisateurs. Dans le monde automatisé qu’ils prolongent, chaque détail compte, s’agrège à d’autres, affine la surveillance totale à des fins mercantiles.

C’est à cette aune qu’il faut lire l’achat de l’entreprise par Amazon en 2022 : une annexion brutale de l’immense base de données accumulées par les aspirobots. Cité dans un article de Heidi.news2, le boss d’une entreprise de cybersécurité genevoise pose les choses ainsi : « La valeur de ce rachat ne réside pas dans la technologie développée par iRobot. Ce qui compte, ce sont les données qu’iRobot a accumulées ces dernières années et c’est sur ce capital qu’Amazon met la main. » Il y a quelques années, cette association de malfaiteurs faisait encore office d’horizon à proscrire. Parfaite illustration, un article du Monde3, dont l’auteur s’interrogeait en 2017 : « En possession de telles données, quel profit pourraient en tirer des entreprises telles que Google ou Amazon ? Vous proposer un canapé, s’il apparaît que vous n’en avez pas ? Vous assaillir d’annonces pour des jouets, s’il détecte la présence d’un enfant ? »

Bonnes questions. En partie éclaircies depuis, en mode gambadons vers le pire. Versant dystopie flippante, il y avait La Zone du dehors signé Damasio, il y a désormais l’Amazon du dedans signé Jeff Bezos, un monde où la fréquence de tes passages aux toilettes se monnaye. Quant à l’utilisatrice de Roomba dont la photo sur la lunette des WC a fuité sur la Toile, on lui proposerait bien une annonce commerciale personnalisée : le top 5 des meilleurs marteaux pour écrabouiller ces horreurs.

Émilien Bernard

1 Soit en français : « Un Roomba a filmé une femme sur les toilettes. Comment les captures d’écran se sont-elles retrouvées sur Facebook ? », MIT Technology Review (19/12/2022).

2 « Comment je suis tombé dans l’enfer de la surveillance globalisée – et vous aussi », Heidi news (12/09/2022).

3 « Le PDG d’iRobot se défend d’aspirer les données » (05/12/17).

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CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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