Foot populaire vs foot business

Ultras : Une contre-culture menacée

Malmené par la presse, méconnu du grand public, le mouvement « ultra » en France, comme ailleurs en Europe, souffre d’une réputation sulfureuse et largement galvaudée. Ce ne sont certes pas des enfants de chœur, mais pas non plus une horde ivre de violence.

Chez l’ultra, le football est un rapport viscéral et complexe, non pas tant au ballon rond qu’au stade. Être ultra, c’est vivre le foot et dépasser la simple consommation d’un sport-spectacle, une contre-culture à part entière. Kokoche est supporter du Stade rennais depuis son enfance : « C’est une religion familiale remontant à mon grand-père, on ne défend pas qu’une équipe, on est aussi attachés à une ville, des couleurs et un mode de vie. »

Tribunes Mordelles.

Le supporter a un rapport passionnel au football. Produits dérivés, maillots, écharpes, goodies, etc. Les fans représentent un réservoir de consommateurs sans fin. Quels que soient les produits et leur prix, il y aura toujours un amateur pour se saigner et l’acheter. Dans la transformation ultralibérale de la société, l’entreprise football est au cœur de ce processus. Mais pour l’achever, il faut lisser le produit. Aujourd’hui, à Paris, à Saint-Étienne ou encore à Rennes, les tribunes populaires subissent de plein fouet ce virage ultra… libéral. Avec Pinault, la professionnalisation de l’équipe rennaise et la modernisation du stade plongent le supporter en plein paradoxe : plus son équipe monte, plus il risque de disparaître ; moins son équipe fait de résultat, moins il a de plaisir à venir...

Véritable épine dans le pied des entrepreneurs, les Ultras représentent un contre-pouvoir. Ces supporters créent leur propre ambiance en tribune, n’achètent pas ou peu les produits dérivés, érigent leurs propres codes vestimentaires, jugent les résultats sportifs et n’acceptent pas les décisions des dirigeants en bêlant. « Si ça ne nous convient pas, on manifeste notre désaccord de façon virulente et on dérange. » Il y a peu, une partie des supporters de Rennes a quitté le match en déployant une banderole « Vous choisissez vos matchs, nous aussi  ». Mais l’implication des supporters offre aussi une résistance à la marchandisation des stades : « Depuis quelques années, la tribune Mordelles a été renommée tribune Ouest-France, alors on résiste en bâchant avec l’ancien nom. » L’impact économique des kops est évident – « On arrive à maintenir un prix bas dans notre tribune, ça permet à des gens aux revenus faibles d’en profiter sans avoir à se ruiner. Pour l’instant, ils ne remplissent pas, vu les résultats. Ils ont encore besoin de nous, mais dès que le produit Stade rennais se vendra bien aux médias, que le stade se rempliera facilement, je ne me fais aucune illusion, on ne fera pas long feu et les tarifs exploseront. Aujourd’hui, hors tribune Mordelles, un père de famille avec ses deux gamins paiera 75 euros sans les à-côtés, alors qu’avec nous, c’est 114 euros l’année. Imagine ce que ce sera sans nous… » Le football moderne, ce produit commercial, doit rapporter d’avantage. Un club est une entreprise capitaliste, le stade et ses tribunes un concentré de société. Aussi, comme l’entreprise a besoin de salariés dociles, un club désire des supporters dociles et contrôlables.

On l’aura compris, les dirigeants de clubs tolèrent de moins en moins les éléments perturbateurs. Deux stratégies sont développées pour se passer des Ultras : les éliminer, puis les remplacer. Déstructurer un virage a d’autres avantages que l’impact économique. Cela permet d’atomiser les rapports sociaux et de ne plus avoir d’opposition collective et démocratique. Compenser les animations et l’ambiance issues des tribunes avec du merchandising officiel pousse encore plus à la consommation, ne plus avoir d’abonnement à tarif préférentiel permet de gonfler le prix des places. Le stade devient également un laboratoire social aux avant-postes des politiques liberticides, la vidéo-répression en est un parfait exemple.

« On a parmi nous les éléments les plus durs de la société. Si ce que les forces de l’ordre expérimentent dans les stades fonctionne, alors ils n’auront aucun mal à l’appliquer au reste de la population. » L’enceinte des stades est aujourd’hui sous le joug de la toute-puissance de préfets distribuant arbitrairement les interdictions administratives de stade (IDS).

Derrière cette chasse aux sorcières drapée des oripeaux sécuritaires se cache la réalité d’une véritable entrave aux libertés individuelles et collectives. Kokoche est lucide : « Nous n’avons aucun avenir en France, ils ne reculent devant rien. Personnellement, je vivais à Toulouse pour des raisons professionnelles, et étant interdit de stade, je devais pointer au commissariat chaque jour de match aux heures de jeu, alors que je ne pouvais matériellement pas me rendre au stade… Autant dire que ta journée est foutue, tu peux attendre plus d’une heure avant que les flics te reçoivent. » Des exemples comme celui-ci, il y en a des dizaines.

Aujourd’hui, certains des principaux animateurs du kop rennais sont sous le coup d’IDS. « Cela pose un vrai problème pour la gestion de l’association, une vingtaine des membres les plus actifs, soit la moitié de notre noyau dur, n’a plus accès à nos locaux. Imagine le bordel pour faire vivre notre structure. » En interdisant l’accès des personnes, des mégaphones, des tambours – sans parler des fumigènes –, on tue petit à petit l’esprit des tribunes. En y ajoutant des peines de prison ferme, des amendes colossales, on termine d’asphyxier le peu qu’il reste de culture populaire et autonome dans le football.

Le stade Bauer, par Yann Lévy.

Kokoche constate : « C’est devenu très dur, ils ont tué Paris, ils sont en train d’achever Saint-Étienne. Nous, c’est le système D pour continuer à exister, mais on ne lâchera rien. On est des parias et, même si on est pas de taille, lâcher l’affaire, ce serait donner raison à la force publique et à tous ceux qui ne veulent plus nous voir, qui veulent nous interdire d’exister et de vivre notre passion. »


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1 commentaire
  • 9 septembre 2014, 10:37, par bougedelà

    Bon, OK, je comprends les arguments - mais en même temps, on s’en branle du sport-spectacle, qu’il soit « populaire » ou élitiste ! Le sport, ça se fait sur un terrain ou dans la rue ! Donc que ces supporters enfilent un short et un maillot et aillent eux-mêmes bouger leur gras derrière un ballon, s’ils aiment le football, plutôt que de se vouer à une religion fondée sur leur « identité nationale » géographique...

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Paru dans CQFD n°123 (juin 2014)
Dans la rubrique Le dossier

Par Yann Levy
Illustré par Yann Levy

Mis en ligne le 29.08.2014