Turquie : Le « cadeau du ciel » à Erdogan

Le 15 juillet dernier, une tentative de coup d’état a capoté en quelques heures et a permis, par sa répression, au président Recep Tayyip Erdogan de renforcer son pouvoir sans partage. Étienne Copeaux1, historien du nationalisme turc, revient sur l’arrière-plan politique de ces tragiques querelles byzantines.
Photo de Yann Renoult.

Istanbul, quartier de Yenikapi, 7 août. Des hommes font le signe des loups gris, groupe ultranationaliste, lors du meeting d’union nationale appelé par le président Erdogan trois semaines après le coup d’état.

CQFD : Comment expliquer l’échec des militaires putschistes et le succès d’Erdogan ?

Étienne Copeaux : L’échec du putsch est un fait surprenant. La république de Turquie a été fondée en 1923, par un général, Mustafa Kemal [Atatürk], à la suite d’une guerre. Depuis, et jusqu’à récemment , l’armée, institution purement kémaliste, se considérait comme la « gardienne » des réformes imposées par Atatürk. Avant 2002, elle n’était pas un contre-pouvoir mais le pouvoir, contrôlant le pays à travers une institution de décision supérieure au pouvoir civil, qui existe depuis 1933 sous divers noms – aujourd’hui le Conseil national de sécurité. L’armée a toujours réussi ce qu’elle a entrepris (trois coups d’État) et en 1997, par la simple menace d’intervenir, elle a mis fin à un gouvernement islamiste.

L’échec du putsch du 15 juillet n’est donc le fait que d’un groupe restreint d’officiers qui ne s’étaient pas sérieusement préparés. L’amateurisme des putschistes saute aux yeux, mais je ne crois pas pour autant aux allégations selon lesquelles Erdogan aurait lui-même préparé le coup. Il a en revanche su l’instrumentaliser : «  C’est un cadeau du ciel », comme il le dit lui-même. Il avait déjà fortement purgé l’armée voici dix ans, et le putsch lui a fourni l’occasion de poursuivre son nettoyage bien au-delà des responsables, tout en plaçant des proches ambitieux, dans tous les domaines clés de la vie étatique (armée, éducation, justice, santé).

Erdogan a-t-il réussi à abattre tous les contre-pouvoirs ?

S’il réussit à mettre durablement l’armée sous le contrôle du pouvoir civil, ce sera une révolution. Sur le principe, c’est bien. Mais de quel pouvoir civil s’agit-il ? Je ne suis pas rassuré par le fait qu’Erdogan soit désormais le chef des armées ! En théorie, la presse turque joue le rôle de contre-pouvoir, mais il y a longtemps que l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir, cherche à la juguler. La répression s’est abattue sur les journalistes et les organes de presse kurdes dès 2009 (surtout en 2011) ainsi que sur les intellectuels, universitaires, étudiants, militants des droits de l’homme, LGBT, écologistes, et les avocats qui les défendaient. Quant aux médias mainstream, ils soutiennent par essence le pouvoir ! La purge actuelle risque d’appauvrir la vie intellectuelle en poussant les intellectuels « non conformes », notamment ceux qui s’opposent à la guerre, à se réfugier à l’étranger.

Le pouvoir déclare cibler les partisans de Fethullah Gülen2. En fait, il ratisse beaucoup plus large. Des arrestations, expulsions, licenciements visent aussi des gens qui ne peuvent pas être soupçonnés de « gülenisme », des Arméniens ou des alévis (branche hétérodoxe de l’islam) en particulier.

Quant au mouvement de Gezi de 2013, qui sonnait comme l’émergence d’un phénomène profond de contestation et de prise en mains des questions politiques, sociales et environnementales par une grande partie de la population, il paraît malheureusement mort, à moins qu’il ne refasse surface un jour de manière inattendue.

Tu remets en cause la vision schématique qui ferait de l’armée un garant de la laïcité face au pouvoir de l’AKP qui chercherait à islamiser la société…

La croyance de l’Occident en une Turquie laïque prouve l’efficacité de la propagande turque depuis les années 1930. En réalité, l’islam y est religion d’État. Le gouvernement poursuit un mouvement d’éradication des populations non musulmanes, non seulement depuis 1915 avec le génocide des Arméniens, mais en 1923 (expulsion de masse des orthodoxes d’Anatolie), puis de 1955 à 1964 (pogroms, expulsion des orthodoxes d’Istanbul). Les dirigeants de tous bords se sont toujours conformés au dogme du nationalisme turc, « la Turquie est musulmane ».

L’armée elle-même est confessionnelle. Un non- musulman ne peut être officier. Les généraux de 1980 ont rendu obligatoire l’enseignement religieux musulman, encouragé les lycées religieux privés, dé-laïcisé le contenu des manuels scolaires. Elle a fait chuter le gouvernement islamiste de 1997, mais s’est ensuite efforcée de montrer au peuple qu’elle n’était pas contre l’islam ; on a vu se multiplier des photos de généraux et de politiciens faisant leurs dévotions.

Les confréries interdites par Atatürk ont réapparu à partir des années 1950, et se sont développées ; la confrérie Gülen n’est que l’une d’entre elles. Cette dernière a réussi à drainer des sommes colossales et à créer un réseau jusqu’en Asie centrale et en Afrique du Nord ; elle a réussi à s’infiltrer dans tous les rouages de l’État, disposait d’un réseau d’éducation complet et d’organes de presse. Son idéologie est plus modérée, plus tolérante que celle d’Erdogan, dont elle a été l’alliée lors de la phase d’« ouverture » du gouvernement AKP (2002-2008).

Photo de Yann Renoult.

Istanbul, place Taksim, 30 juillet. Rassemblement de soutien à Erdogan, deux semaines après le coup d’état.

Un de tes champs de recherches concerne l’enrôlement des foules par l’idéologie d’État. Peux-tu nous expliquer les mécanismes de cette manipulation ?

Il se trouve qu’au moment du putsch, je travaillais sur le massacre d’intellectuels alévis perpétré en juillet 1993 à Sivas, par une foule d’émeutiers excités par des prédicateurs. Je venais de visionner des films de l’événement.

La nuit même du putsch de juillet dernier, j’ai vu en direct les foules lancées dans les rues par Erdogan : les slogans étaient les mêmes, les attitudes aussi, et les cibles n’étaient pas seulement l’armée et les putschistes, mais les Alévis, les réfugiés syriens… des églises ont été visées à Trabzon et Malatya. Autrement dit, ces foules s’attaquaient à tout ce qui n’est pas « turc-musulman », c’est-à-dire nationaliste et islamiste. Il me semble que c’est la première fois qu’un tel mouvement se produit à l’appel d’un Président de la république, qui ainsi couvre les actes de la foule. Une telle foule est un ensemble d’individus en état temporaire de régression mentale. Tout est alors possible, y compris les pires violences.

Ces mouvements de masse sont accompagnés d’un climat d’intimidation, de contrôle social qui était latent, mais devient concret avec la création de milices. On rapporte des agressions, des femmes battues dans la rue à cause de leur tenue « trop courte ». Le parti AKP n’est pas le seul impliqué dans ce processus. Il est puissamment soutenu par le parti fasciste et raciste MHP (les fameux Loups Gris), tout aussi « religieux » que l’AKP.

Je ne veux pas paraître « essentialiste », mais il existe en Turquie un habitus de violence ; les passages à tabac, mises à sac, lynchage ne sont pas rares et leurs auteurs rarement punis. Il faut se demander si cet habitus n’est pas la conséquence de la non-reconnaissance du génocide de 1915, qui induirait l’idée inconsciente d’une légitimité de la violence.

Comment considères-tu la façon dont les médias français ont reçu l’événement et perçoivent, de manière générale, la nature du système turc ?

Il est décourageant de voir comment la propagande turque, depuis les années 1930, a marqué les esprits. La complaisance vis-à-vis de la Turquie est le fait des États occidentaux, de leurs diplomates, et même d’une partie de leurs chercheurs. Il ne faut surtout pas critiquer la Turquie : « Elle est un pont entre Orient et Occident », « Un rempart contre le communisme », puis « contre le djihadisme », « C’est le seul État stable de la région ». La Turquie bénéficie ainsi d’une rente de situation : on peut y mener la politique la plus répressive, la plus antidémocratique qui soit, l’Occident fermera toujours les yeux. L’accord de mars dernier sur les réfugiés est un aspect de cette politique. Et puis, en ce qui concerne la France, la Turquie est un lieu d’investissement très important.

Par ailleurs, dans leurs interventions télévisées, les diplomates turcs adorent comparer la Turquie à la France : « Erdogan veut faire comme de Gaulle, c’est tout ! » ; « L’état d’urgence n’est pas plus grave qu’en France ! » Malheureusement, nombre de journalistes français omettent d’évoquer tous les manquements graves et continus à la démocratie depuis des décennies, ou d’évoquer les articles extrêmement répressifs du code pénal turc.

Depuis Atatürk, la démocratie électorale repose sur ce que le théoricien du post-colonialisme Achille Mbembe appelle «  le corps nocturne » ou « le dépôt amer » de la démocratie3. Pour que le système électoral fonctionne, il faut qu’existe par ailleurs une violence, une brutalité, qui mette hors jeu une partie de la population. De même qu’on ne peut écrire l’histoire des États-Unis sans évoquer l’esclavage, on ne peut comprendre la Turquie sans évoquer par exemple la répression violente des Kurdes qui dure depuis un siècle.

À quoi peut-on s’attendre concernant la guerre dans le sud-est anatolien contre les Kurdes  ?

Rien n’est prévisible. Pour l’instant le HDP, la formation de gauche pro-kurde, fait profil bas. La guerre dure depuis 1984, voire même depuis 1925. Les choses sont allées loin au cours de l’année écoulée : proclamations d’autonomie du côté kurde, répression inouïe du côté turc. Dans les années 1990, la répression avait été féroce (plus de 3 000 villages kurdes rayés de la carte). Ce sont les enfants de cette époque qui se battent aujourd’hui contre l’État turc. Croit-on que la nouvelle génération va oublier la répression plus vite que leurs aînés ? La répression nourrit la guerre. Depuis trente ans, la guerre est devenue un moyen de gouvernement. Certes, en 2013, Erdogan a permis la mise en place d’un processus de pacification avec la guérilla du PKK, brutalement rompu en été 2015 ; les deux parties s’accusent mutuellement de l’échec des négociations. La simple existence de ces deux années de calme relatif prouve, malgré tout, que la négociation est possible. Toutefois, l’affaiblissement de l’armée qui est en cours n’affaiblira pas forcément la répression, qui est désormais menée par des forces spéciales et des milices paramilitaires.

Photo publiée sur kedistan.net. D. R.

Scène du 16 juillet 2016 à Istanbul. Un partisan d’Erdogan fouette des soldats à terre, pour la plupart des appelés embarqués malgré eux dans le putsch, sous les yeux de la police. Photo publiée sur kedistan.net. D. R.


2 Fethullah Gülen est un théologien musulman turc, réfugié aux états-unis. Le mouvement Gülen, au départ proche d’Erdogan, s’éloigne de ce dernier après son tournant autoritaire de 2011. Les réseaux de Gülen sont accusés par le pouvoir d’être à l’initiative de la tentative de putsch de juillet.

3 Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016.

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