Je vous écris de l’Ehpad - épisode 2

« Tu commences à avoir la même mentalité que les filles ! »

Deuxième épisode de la chronique de Denis L., qui livre chaque mois un récit sensible de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.
Illustration d’Alex Luss

Ce matin Aurélie1, une aide-soignante de 19 ans, arrive avec vingt minutes de retard. Pendant ce temps-là, Rita, remplaçante inexpérimentée, ne sait par où attaquer.

Au cours d’une matinée, aides-soignantes (AS)2 et auxiliaires de vie (ASH) interviennent successivement ou ensemble auprès des résident·es, en roulement continu : lever, petit-déjeuner, toilettes, ménage dans les chambres ; préparation du service pour le repas, transfert de résident·es vers la salle à manger au deuxième étage, aide au repas, plonge. S’il y a une absence, un retard ou une équipe moins rodée, cela pèse sur tout le monde. C’est le cas ce matin ; l’ambiance s’en ressent et les résident·es sont perturbé·es et mécontent·es.

Mme Simonetti, avec sa tête de mère supérieure courroucée, attend désespérément sa toilette. Elle m’alpague dans le couloir et me lance : « Ça vous tente une douche  ? » Je me retiens d’éclater de rire !

Plus tard, c’est moins drôle : Mme Viguier, la doyenne de notre étage (98 ans) cherche une bonne âme pour la mettre sur les toilettes. Mais les AS sont débordées et moi je ne suis pas autorisé à la transférer seul de son fauteuil roulant aux WC. « Mais enfin, proteste Mme Viguier, j’ai la crotte au cul, vous n’allez pas me laisser comme ça  ! » Réponse d’Aurélie, que je ne parviens pas à recruter : « Elle a sa couche, on la changera après  ! »

« Au secours, je vais me chier dessus ! » crie à présent Mme Viguier dans le couloir. Je suis impuissant, cela devient horrible : ce n’est pas une histoire de couche mais de dignité, comment Aurélie ne le comprend-elle pas ? Mais qu’elle en soit consciente ou non, les AS sont toutes débordées ce matin et auraient grand besoin de renfort.

Finalement, je suis bien content de me retrouver seul dans une chambre pour un ménage approfondi : récurage de la salle de bain, du frigo, des portes ; nettoyage des vitres, des plinthes, des faces cachées des meubles… Nous sommes censées3 en faire une à fond par jour, ce qui est impossible pour une ASH seule sur un étage (qui compte 20 à 30 chambres). Résultat, dès que l’on fourre son nez dans les recoins, on y débusque des moutons, voire de la crasse. À 1 880 € par mois la chambre4, ça la fout mal. (Mon embauche était censée remédier en partie à cette situation. Hélas, quelques jours après cet épisode, une titulaire part en arrêt maladie pour cause de dos bloqué. De renfort, je passerai à remplaçant et faute de renfort… Mais revenons à nos moutons !)

Sarah, une AS formée à la vieille école, vient me débaucher pour l’assister dans la toilette de Mme Mérieux. Cette dame est revenue de l’hôpital dans le coma, suite à un AVC. Elle était parfaitement valide deux semaines plus tôt ; à présent elle ronflote bouche ouverte, recroquevillée dans son lit bien trop grand ; tellement maigre que les os semblent vouloir lui percer la peau. En fin de vie, elle est sous oxygène mais n’est plus alimentée : il ne s’agit que de soins de confort. Julie lui humecte les lèvres, la bouche et le palais ; lui fait sa toilette, l’habille et la coiffe avec délicatesse, tout en l’appelant « Ma belle » ou « Ma chérie ». Nous y passons beaucoup de temps. Trop ? C’est peut-être sa dernière toilette. Dans le couloir Mme Lopez, l’Espagnole caractérielle, soupire, la larme à l’œil. « Te sientes triste  ? » je lui demande. « Si, señor  ! » me répond-elle fièrement. Mme Mérieux, espagnole elle aussi, était sa grande amie.

Dans la chambre de Mme Delmas, dont la porte-fenêtre est souvent ouverte, je trouve deux fientes collées au lino. Et sous le lit, un petit sac de pain. Elle doit nourrir les pigeons : je confisque ! Plus tard, tandis que je suis à la plonge, je l’entends fulminer : « Dis donc, viens voir un peu  ! » Le pain était pour elle, c’était sa réserve secrète ; je lui en redonne une tranche. « C’est bon, ton péché est pardonné  ! »

Au petit-déjeuner suivant, alors que je tente de la rationner en confiture, elle me sort :
— Tu commences à avoir la même mentalité que les filles !
— Merci Mme Delmas, je prends ça pour un compliment !
— C’en est pas un !
— On m’a dit que vous étiez diabétique…
— Pfff, t’occupe pas de ça !

Mme Delmas : autoritaire, drôle, bonne vivante et chapardeuse de pain. Un personnage qui me plaît bien. « C’est parce que tu es un homme et que tu es blanc », me glisse une lingère. Cette dame est aussi connue pour ses réflexions racistes…

Denis L.

1 Les noms et prénoms ont été modifiés.

2 Le terme « aide-soignante » me semble inapproprié car ce sont elles qui prodiguent les soins au jour le jour, font les toilettes, habillent, font manger, rasent, coiffent, coupent et vernissent les ongles. On devrait les appeler soignantes tout court. Par commodité et parce que c’est l’usage, je conserverai l’abréviation AS.

3 Ces postes étant essentiellement occupés par des femmes, je n’ai pas tenu à masculiniser ces chroniques.

4 Selon leur situation et leurs revenus, les résident.es peuvent bénéficier des aides sociales pour le logement et l’autonomie.

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