Quarante-cinq piges plus tard, si le monde du travail a changé dans les grandes largeurs, si les modalités d’exploitation se sont grandement diversifiées, les usines et leurs déclinaisons contemporaines cassent encore et le corps et la parole. Hier comme aujourd’hui, en la matière, tout énerve.
Décidés à parler (encore une fois [3]) de ce monstre envahissant, on s’est posé la question : par quoi commencer ? Par l’aliénation (souvent) ou par l’épanouissement (parfois) ? Par le corps cassé (pour certains) ou le quotidien übérisé (pour beaucoup) ? Ou bien par les conversations de nos dîners de famille ? – « On peut se réaliser dans le travail, regarde tata dans son asso’ » versus « C’est possible de pas travailler, regarde tonton dans les Cévennes. »
Oui, le rapport au turbin, c’est d’abord une foule de cas particuliers. Il y a ceux qui cherchent du travail, ne trouvent pas, doivent prouver qu’ils ne trouvent pas. Ceux qui ont du travail, qui flippent de le perdre, qui souffrent en silence. Ceux qui n’ont pas de papiers mais des bras pour se faire exploiter. Ceux qui « trouvent du sens » jusqu’à l’autoflagellation. Ceux qui vont bien. Ceux qui vont moins bien. Ceux qui sabotent. Ceux qui luttent : dans les hôpitaux, les McDo ou à vélo. La cour (professionnelle) des miracles sans les miracles.
Qu’on s’entende bien : on n’a pas la solution par ici. Quand certains profitent du bouclage en fin de mois pour lancer à la cantonade un prévenant « L’actualisation Pôle emploi est ouverte », d’autres s’enjaillent dans le salariat ou l’auto-entreprenariat. Il en est même un qui se demande à haute voix : « Mais au fait, c’est quoi mon statut à moi ? » Quoi qu’il en soit, chômeur ou prof, pigiste ou santonnier (voir le témoignage dessiné de l’ami Étienne, p. IX), on se sent tous grandement concernés par la question. Car il y a bien une certitude : le travail, on y échappe rarement. Même quand on le fuit.
En cette rentrée 2019, on « fête » les dix ans de l’été de l’enfer à France Télécom, celui où une trentaine de salariés lessivés se sont donné la mort en quelques mois. Peu auparavant, le réalisateur Serge Moati s’était vu commander un film censé montrer la réussite du groupe. Continuant à tourner après la « crise », il projettera son travail au comité de direction. Verdict : le film ne sera jamais diffusé. Et pour cause : les témoignages de souffrance au travail y étaient légion.
Lors du procès qui a pris fin cet été, le film de Moati a été montré au tribunal [4]. Devant la caméra, au cours d’un déplacement en TGV, le PDG de France Télécom à l’époque, Didier Lombard [5], s’exprime en ces termes : « Le sujet, c’est : peut-on faire de l’économie et de l’humain en même temps ? C’est ça la marche ratée. On a poussé le ballon un peu trop loin. C’est tout un fonctionnement à revoir. » Tiens tiens.
Alors, afin de commencer à revoir ces fonctionnements et pour célébrer la rentrée, en bons élèves premiers de cordée que nous sommes, on s’est penchés sur des sujets brûlants. Ouais : on vous sentait tout frétillant de repartir au turbin. Pour faire un point sur votre passé, votre présent ou votre futur (car, qui, QUI en réchappera ?) et en attendant nos 3 000 balles de revenu de base, on vous propose une analyse de la réforme du chômage, ou comment on va tous finir sur les rotules, fauchés et humiliés (page II). Dans le reste de ce dossier « Y a d’la joie » : on a pris des nouvelles des femmes de chambre en lutte à Marseille et, surprise !, quand on est femme et noire, l’exploitation et le mépris sont toujours de mise (page VI). Un peu partout, des ouvriers meurent et Muriel-la-ministre ne répond pas au téléphone (page VIII). Mais pas de panique, l’hôpital se porte à merveille et infirmier est le plus beau métier du monde (lol, page VII). Et enfin : une plongée dans le monde associatif qui n’échappe pas, loin s’en faut, aux tourments et questionnements (page IV-V).
Pas très folichon ce tour d’horizon, sûr. Plutôt un air de morne plaine. C’est pour ça qu’on a tenu à faire place au témoignage d’un spécialiste ès sabotage du turbin précaire, sapant le moral de ses chefs comme un vrai punk (page III). La preuve qu’on n’est pas si moroses que ça. Et qu’on est prêts à mener un vrai travail sur nous pour enfin correspondre aux critères d’embauche de la start-up nation. Et, sinon, toi, tu fais quoi dans la vie ?
Ce dossier a été publié sur papier dans le numéro 179 de CQFD, en kiosque jusqu’au 3 octobre. En voir le sommaire complet.