Dossier : Debout partout

« Tout le monde apprend avec la crise »

Exilé en France après les mouvements italiens des années 1970, auteur de Gouvernement par la dette et de Marcel Duchamp et le refus du travail, 
le philosophe Maurizio Lazzarato accompagne la lutte des Intermittents depuis les années 1990. Il aborde ici la crise de la dette, la généralisation
du précariat et le renouvellement des formes de lutte internationales, notamment autour des occupations de places et de leurs transversalités.
Par Ferdinand Cazalis.

En quoi la question des intermittents permet-elle de penser l’organisation du travail en général ?

Dès 1992, la Coordination des intermittents de Lyon avait dit deux choses importantes : 1. l’intermittence allait se généraliser pour devenir un mode de travail adopté par tous et toutes, 2. leur régime propre de protection sociale devrait alors être la règle pour tout le monde. Ces intuitions se vérifient aujourd’hui : l’emploi discontinu, les rémunérations variables et la dépendance à plusieurs employeurs deviennent la norme. L’intermittence ou la précarité – désormais quasiment équivalents – qualifient l’ensemble de l’emploi. Nous sommes passés du « plein emploi » de l’après-guerre au « plein emploi précaire ». Et même les gens qui ne sont pas précaires sont affectés, car ils partagent la même peur : être précarisés à leur tour, licenciés ou requalifiés.

Peut-on redéfinir un sujet politique et révolutionnaire fondé sur le précariat ?

Le mouvement des précaires n’a pas vocation à remplir le vide laissé par le mouvement ouvrier. On assiste à un processus mobilisation beaucoup plus large, qui s’est mis en œuvre depuis les sommets de Seattle et Gênes. Dans nombre de pays, de nouvelles formes de lutte ont émergé, avec une communauté des modes d’organisation : 1. la capacité d’occuper un espace « public » (en réalité privatisé, la ville n’est désormais qu’un lieu de circulation pour se déplacer d’un emploi à un autre, d’un achat à un autre) qui devient un lieu d’organisation, 2. la réappropriation de la politique à travers la parole et l’action 3. la non-séparation de l’activité politique et de la vie quotidienne, 4. une organisation horizontale et le refus de la personnalisation de la lutte politique. C’est de là que peuvent surgir des nouvelles subjectivités politiques, avec toutes ses modalités – luttes des races, des sexes, des classes, des précaires...

Peut-on ainsi en finir avec l’individualisation construite par le patronat en réaction au mouvement ouvrier ?

À partir de 1999 et du contre-sommet de Seattle (faisant suite aux soulèvements zapatistes au Mexique), on a assisté à une resubjectivation de la résistance et à une réappropriation de la parole politique. C’est ce qu’on retrouve aujourd’hui en France avec le mouvement contre la loi Travail et Nuit Debout : un renversement total de la logique de l’état d’urgence, en reprenant la rue, qui avait été volée par le pouvoir, notamment quand les quarante chefs d’État y avaient défilé – ceux-là mêmes qui sont directement responsables des attentats et des conflits mondiaux. La chape de peur et d’angoisse qui pesait sur la France est repoussée : il s’agit de rouvrir l’espace politique, d’occuper l’espace public. Peu importent les frictions à l’intérieur même de la place : de nouvelles possibilités apparaissent. Si l’on prend la France d’il y a un mois et celle d’aujourd’hui, on commence déjà à respirer.

Un enjeu de taille demeure néanmoins : le rapport avec les banlieues, donc avec l’histoire du colonialisme et du capitalisme – c’est au fond la même chose, puisque depuis la conquête de l’Amérique, le capitalisme est fondé sur le colonialisme. Il s’agit désormais de réfléchir à la façon dont on peut réagencer cette question, complètement neutralisée et mystifiée par le débat français sur la laïcité. L’organisation de la division du travail est traversée par les divisions sexuelles (le travail de reproduction assumé par les femmes) et raciales. Les habitants des banlieues appartiennent au niveau le plus bas du prolétariat, mais ça va être très difficile de les impliquer avec le seul discours « économique ». Ils sont bien entendu directement touchés par la loi Travail, mais ce qu’il importe aussi de penser, c’est qu’ils se voient dominés (et de longue date) par les Blancs.

Les mouvements d’occupation des places comme Nuit Debout peuvent-ils inquiéter le pouvoir ?

On assiste à une radicalisation des réponses du pouvoir, car il sent que quelque chose lui échappe. Il n’est absolument pas disposé à changer sa ligne politique ; il ne considère aucune alternative et ne souhaite pas mettre en œuvre de politique réformiste sur le modèle du New Deal. À l’époque, l’existence de l’Union soviétique, la puissance des luttes sociales, la guerre d’Espagne, etc. les ont contraints à lâcher du lest. Mais aujourd’hui, cela n’est plus possible : on va vers des formes de gestion autoritaires de la situation sociale et économique, vers une généralisation de l’état d’urgence comme forme de gouvernement.

Par Ferdinand Cazalis.

Tu crois à des scénarios de guerre civile ?

Plutôt à différentes formes de guerre civile. La dynamique de la guerre au niveau mondial est en train de ressurgir. Il y a un continuum de guerres qui se développent entre l’Europe et le Moyen-Orient, passant par la Grèce qui couple la crise de la dette et celle des réfugiés. Le terrain de la lutte des classes s’est déplacé avec les politiques de la dette (finance) qui agissent à un niveau d’abstraction beaucoup plus élevé que celui de l’organisation du travail. Quand on demande la séparation du Medef et de l’État comme dans les manifs de ces jours-ci, on oublie que la France doit emprunter, rien que cette année, 200 milliards de dollars pour pouvoir faire fonctionner l’État. Les créanciers qui achètent la dette sont ceux qui décident et posent les conditions (dont la loi Travail fait sûrement partie). Gattaz et l’État ne sont pas seuls aux commandes. En réalité ils ne sont que des articulations de la machine de financiarisation transnationale qui décide les niveaux de salaire, d’emploi, ou de chômage.

En même temps, tout le monde apprend avec la crise. Elle permet au mouvement de s’attaquer davantage à la racine des problèmes. En Grèce, par exemple, personne n’ignore plus que ce ne sont ni le gouvernement ni le patronat grec qui décident, mais des agents de la machine financière. Aussi, de nouvelles pistes de lutte se dessinent, on expérimente, notamment depuis 2008, des modalités d’organisation, mais les « gouvernés » n’ont pas encore inventé de machine de guerre capable de renverser le rapport de forces.

Tu défends par ailleurs que même les droits sociaux ont été transformés en dette...

Tout un travail idéologique de culpabilisation a été conduit pour que les allocations ne soient plus vues comme quelque chose que l’on te doit parce que tu as cotisé ou parce que c’est un droit social, mais comme quelque chose qu’on te « prête » dans le cadre d’une dette. En échange, tu dois fournir de la loyauté, des responsabilités et surtout de la disponibilité à chaque étape du circuit de production. C’est toi qui es coupable d’être au chômage, et tu dois être « disponible » pour racheter ta faute. Au fond, cela revient à contrôler ton temps. Les exemples sont nombreux : du contrat de travail « zéro heure » en Grande-Bretagne jusqu’au job à un euro en Allemagne en passant par les contrôles RSA en France : être disponible tout le temps. Pour un travail et un salaire de merde.

Et le lien entre refus du travail et mouvement social ?

Le refus d’être soumis à la logique du travail salarié traverse toute l’histoire des résistances politiques, car il exprime le refus de la subordination : il faut cette capacité à dire « non », cette rupture subjective, pour interrompre la domination et ouvrir à d’autres possibilités politiques. L’interruption des flux de la production dans une usine, ou des flux de la vie normalisée (comme avec l’occupation des places) font sauter les chaînes de commandement dans le travail et la vie sociale. De quoi favoriser le déploiement de logiques égalitaires. C’est seulement dans cet espace-temps ouvert par le refus, qu’on peut s’organiser et opérer une « reconversion » de la subjectivité. Le refus, l’interruption, l’arrêt de flux de production, de consommation et de communication est un préalable au changement.

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