Cap sur l’utopie

« Tentons l’impossible pour éviter l’impensable »

Je lève mon verre de bière belge Brigand aux éditions CNT-RP qui n’hésitent pas à se rouler dans le classique avec une ressortie de De l’autogestion. Théories et pratiques. La simplicité fulgurante de l’équipée fait du bien. Son inébranlable cohérence itou. D’autant plus qu’on réalise d’entrée de jeu que cet ouvrage panoramique est lui-même autogéré. Et qu’on y explore aussi bien l’autogestion théorique (les origines du concept, le dialogue tempétueux marxisme/anarchisme, le coopérativisme, l’apport d’Yvan Bourdet, d’Henri Lefebvre, des conseillistes, des situs, la notion d’autogestion généralisée) que l’autogestion historique (les expériences yougoslaves et algériennes –ratées –, les caricatures récupératrices du PCF, du PSU, de la CFDT, de LO, le brave TAC, l’Espagne libertaire, la coriace CNT). Et aussi bien l’autogestion pédagogique, avec les écoles populaires kanakes chouchoutées par Louise Michel, que l’autogestion en actes aujourd’hui (le zapatisme, les Zad, Rojava, l’Atelier mécanique de Nantes, la boulangerie kropotkienne de Montreuil-sous-Bois).

Qu’importe alors si tout ça, c’est quelquefois barbant, ça a le mérite d’être clair comme du jus de chique, d’être fichtrement bien ruminé, bien informé, bien chiadé. Et il en faut, jambon à cornes !, des précis d’initiation à la subversion collectiviste tout à fait élémentaires comme ça. Il en faut pour augmenter tant soit peu nos chances de mettre en l’air l’ordre autoritaire-marchand. Mais rien ne nous empêche quand on refile De l’autogestion ou l’usuel de Daniel Guérin sur L’Anarchisme à des lustucrus désireux de se bichonner une petite culture contestataire de base d’adjoindre à ces traités scrupuleusement didactiques des invites à la révolte autrement rigolboches (Les Pieds Nickelés, Le Père Peinard, les bios de Marius Jacob ou du pirate Misson, L’Encyclopédie des farces et attrapes…). Ou alors, très récemment, grâce aux éditions Agone, le réjouissant Quand je serai grande, je changerai tout d’Irmgard Keun (1905-1982), ouvrage fricassé en 1936 à Amsterdam et dans lequel une petite fille, dans l’Allemagne de 1918, écrit à l’Empereur qu’il ferait mieux d’abdiquer, fourre l’aigle pêcheur de la salle de dessin dans le lit de tante Millie, force son père à jeter une bombe à eau sur une voisine moralisatrice, propose qu’on agrémente les goûters de dames patronnesses organisés par sa mère avec des chocolats au savon, tente de transmettre la scarlatine à un soldat pour lui éviter le front et s’insurge violemment contre le principe des punitions. Tous de ce tonneau de poudre, les livres d’Irmgard Keun sont bien sûr interdits sous Hitler. Mais aussi fantasque que ses jeunes héroïnes, si la romancière rebelle s’exile d’Allemagne en 1935, c’est pour y rentrer clandestinement en 1940, considérant que c’est encore là la meilleure cachette.

J’allais laisser là Irmgard Keun, mais il aurait été dommage que je vous prive du portrait gloupitant qui est fait d’elle dans la préface anonyme à Quand je serai grande : « Cette jeune narratrice, dotée d’une confiance en soi que n’altère aucun compromis, d’une absence totale de sens de la nuance, d’une infinie liberté de ton et d’esprit et d’un humour ravageur, permet également à Keun de présenter l’opposition au bellicisme, à la morale bourgeoise, à l’injustice, à la misogynie et, par extension, au nazisme, comme tout simplement logique, frappée au coin du bon sens. »

Après cette récré qui me donne envie d’aller faire de sales blagues à Alain Finkielkraut dont l’existence me paraît beaucoup trop pot-au-feu, vous ne trouvez pas ?, je reviens à la pyramide de livres que j’ai encore à palper pour vous. J’attrape au vol Réinventer la gauche de Nicole Borvo Cohen Séat et Patrice Cohen Séat (Demopolis). Voyons un peu ce que les deux signeurs de ce livre-manifeste, ex-chevilles ouvrières du PCF, proposent «  pour une nouvelle organisation politique des classes populaires ». Ils suggèrent, nos péquins, au bout de 136 pages, que «  la nouvelle organisation politique du peuple se prolonge et s’intègre à un rassemblement européen obéissant lui aussi à la double règle de la diversité et du commun ». Très fort, les Séat, très fort !

Pour terminer moins pathétiquement mon survol, j’attrape le très très choucard Mourir au travail ? Plutôt crever1, qui exhorte fouriéristement à « se libérer du travail ». N’attendez pas que j’y revienne le mois prochain pour le dévorer, ce serait cruche. Sachez d’ores et déjà qu’il finit mieux que la ratatouille des Séat en reprenant une des plus bandantes formules de désordre situationniste qui ouvre et clôt cette chronique : « Tentons l’impossible pour éviter l’impensable. »


1 Aux éditions Le Passage clandestin.

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