Cordistes morts au travail

Sucre amer

En 2012, deux cordistes perdaient la vie dans un silo de sucre. Condamnés en première instance il y a deux ans, leur employeur et son donneur d’ordre, le groupe Cristal Union, ont été rejugés en appel le 21 septembre. Lui-même ancien cordiste, Éric Louis* nous raconte ce procès chargé de violence sociale.
Pole Ka

Le 13 mars 2012, Arthur Bertelli, 23 ans, et Vincent Dequin, 33 ans, tous deux cordistes, descendent en rappel les 53 mètres du silo n° 4 de la sucrerie Cristal Union de Bazancourt (Marne). Arrivés sur le sucre, ils s’emploient à dégager une porte latérale, située à 7 mètres au-dessus du niveau du sol. Mais au bout de dix minutes, la matière se dérobe sous leurs pieds. Deux trappes de vidage ont été ouvertes juste en dessous de l’endroit où ils travaillent. Erreur fatale : aspirés, les deux cordistes meurent ensevelis sous le sucre.

Propriétaire du silo, Cristal Union est un mastodonte de l’agroalimentaire, possédant les marques Daddy ou encore Erstein. Arthur et Vincent avaient été embauchés par un de ses prestataires, Carrard Services. En 2019, les deux entreprises sont condamnées à 100 000 € d’amende et deux ans de mise sous surveillance judiciaire. Les chefs d’établissement au moment du drame, Michel Mangion pour Cristal Union et David Duval pour Carrard Services, écopent de six mois de prison avec sursis et 15 000 € d’amende. Les prévenus font appel de ce jugement. Une nouvelle audience s’est donc tenue le 21 septembre dernier.

***

Devant la cour d’appel de Reims, ce 21 septembre, il y a du monde. Il est 11 heures. Même si l’audience ne commence qu’à 14 heures, c’est l’effervescence. Une large banderole se déploie sur les grilles attenantes au bâtiment : « Pour Arthur, Vincent et Quentin1, tués au travail chez Cristal Union. Pour tous les collègues aux vies détruites par leurs profits. Plus jamais ça  ! »

Deux tables de camping chargées de tracts, d’affiches, de bouquins. Mais aussi de victuailles. Il faut prendre des forces, l’après-midi va être longue. Très longue. Et éprouvante. Mais ceux qui sont là ne sont pas à ça près. Ces femmes et ces hommes ont attendu sept longues années avant que la justice leur accorde une première audience. Elle avait duré douze heures.

Deux ans plus tard, à l’entrée du tribunal, la responsable de la sécurité s’arrache les cheveux. Fait l’appel des nombreuses parties civiles. Pas une ne manque. La jauge imposée par les mesures sanitaires risque de ne pas suffire. D’autant que de nombreux cordistes sont là, en soutien. Il faut également caser les journalistes. La reporter de France Bleu confie : « C’est rare de voir autant de proches présents en appel. D’habitude, même s’ils sont nombreux en première instance, ils se découragent. » Pour Arthur et Vincent, la mobilisation est intacte. Elle a même grandi au fil des années. Comme une réponse à la lenteur de la justice. Comme un défi au mépris des prévenus.

Enlisés dans le déni

Il serait tentant de faire un copié-collé du compte-rendu de l’audience de première instance2 pour relater celle du 21 septembre. Tant l’entêtement dans le déni, le rejet de la faute des uns sur les autres, le rabâchage d’arguments techniquement faux se sont répétés. Dans les mêmes termes. Sur le même ton. Leitmotiv désespérant. La méthode Coué en guise de défense.

À la barre, Maurice Lombard. Le représentant légal de Cristal Union. L’entreprise comparaît en tant que personne morale. Pour un directeur industriel – d’un groupe qui comporte une dizaine d’usines employant au total près de 2 000 salariés, Maurice Lombard est balbutiant, confus, hésitant. Mais il campe sur ses positions. À son sens, Cristal Union est un parangon de sécurité – six ouvriers sont pourtant morts dans ses usines entre 2010 et 2019.

Le plan de prévention ne mentionne pas le terme « ensevelissement », cause de la mort de Vincent et Arthur ? Tout le monde sait qu’un silo encore empli de plus de 5 000 tonnes de sucre présente des risques d’ensevelissement, voyons. Pourquoi faire redondance et écrire cette évidence ? En revanche, le tout premier risque mentionné sur ledit plan de prévention est « la pollution du produit ». La priorité est clairement établie. Le sucre fait l’objet de beaucoup plus d’attention que les travailleurs qui viennent y piocher.

Les cordistes n’ont pas pu entrer par la porte des 7 mètres, en bas du silo, parce que le niveau de sucre était anormalement haut ? Ce n’est pas un problème. Répondant à la présidente de la cour, Maurice Lombard en est sûr, l’accident serait arrivé même si les cordistes avaient pu accéder au fond du silo par cette porte des 7 mètres et donc travailler sur une masse réduite de matière.

Selon Me Jean Néret, avocat de Cristal Union, la hauteur de sucre n’influe aucunement sur le travail à fournir, ni sur les risques présents : « Il suffisait de désiler [vider le silo] comme d’habitude selon la méthode des portions de camembert, sauf que là, les portions étaient plus hautes. Et après  ? » Et après ? Faut-il rappeler à Me Néret que le sucre culminait à 15 mètres ? C’est la taille d’un immeuble de six étages ! Effectivement, pas de quoi s’inquiéter.

« Les cris en guise d’alerte »

Michel Mangion, le directeur de la sucrerie au moment des faits (il comparaît en tant que personne physique), vient à son tour à la barre. Cristal Union a refusé que son prestataire Carrard Services fournisse des talkies-walkies aux cordistes descendant au fond du silo ? Pas grave. Ceux-ci n’avaient qu’à hurler à l’attention de la vigie, 40 mètres plus haut. À elle de courir au téléphone du monte-charge (à condition qu’il soit bloqué au dernier étage du silo) et d’appeler la responsable des installations qui se trouve dans la cave. Si elle entend la sonnerie à travers le fracas de la machinerie, il lui faudra alors tenter de comprendre le message au milieu du bruit ambiant.

Il a été précisé au cours de l’audience que le jour de l’accident, entre le moment où les cordistes informent du danger et la fermeture des trappes de vidage, 16 longues minutes se sont écoulées. Ce délai semble satisfaire Michel Mangion. Lui qui préconise « les cris en guise d’alerte ». La question de ces talkies-walkies devait être abordée lors de l’accueil sécurité des ouvriers, prévu à 13 h 30. Arthur et Vincent sont morts aux alentours de 11 h 30...

Interrogé par les avocats, Michel Mangion est mis en difficulté. À ce moment, survient un épisode surréaliste. Maurice Lombard se lève sans gêne du banc des prévenus et vient à la barre au secours de son subordonné. Prend la parole, explique. La cour laisse faire. Les choses mises au point, Maurice Lombard retourne s’asseoir. Cette liberté est révélatrice. Les gens de Cristal Union, pachyderme de l’agro-industrie dans la région, s’affranchissent des règles en vigueur pour le commun des mortels dans l’enceinte du palais de justice. Pourquoi dès lors se soumettraient-ils aux lois applicables à tout un chacun ?

Rien de nouveau sous le soleil rémois. Cristal Union, imbue de ses milliards, étale sa suffisance. Rejette la faute sur son prestataire Carrard Services. Qui lui rend la pareille. Le déni de responsabilité est total.

« Préjudice commercial »

Me Maria-Claudette Aulon-Ponton, qui représente le SFETH, le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur, est présente. Mais ne participe pas aux débats. Ne pose pas une seule question aux prévenus, ni aux témoins. Le syndicat regroupe 43 des 600 entreprises de travaux sur cordes en France. Les plus importantes. En termes de chiffre d’affaires, s’entend. C’est un peu le Medef de la corde. D’ailleurs, il y est affilié. Pas de hasard.

Le SFETH cherche à se constituer partie civile. Comme en première instance, où sa demande avait été déclarée irrecevable à l’énoncé du jugement. Heureusement. Quel est le préjudice subi par un groupement d’entreprises millionnaires à l’occasion de la mort de deux travailleurs payés à peine au-dessus du Smic ?

La plaidoirie de l’avocate, seul moment où elle s’animera, donne la pleine mesure des revendications de son client : « La concurrence déloyale des entreprises comme Carrard Services nuit à la réputation et à la confiance tant des donneurs d’ordres que de l’Inspection du travail qui est devenue extrêmement méfiante sur ce type de travaux, du fait des actions et des pratiques qui sont aujourd’hui très clairement exposées. » Ah, le bon vieux temps de l’opacité...

« Il y a eu beaucoup d’articles de presse lors de l’audience en première instance. On a beaucoup parlé des travaux sur cordes. » Sous-entendu : des articles pas à la gloire de ce métier-passion, hors-norme (hors législation ?), qui fait rêver tout être normalement constitué.

Au cœur d’un procès traitant de la mort atroce de deux jeunes hommes, devant les souffrances endurées par leurs proches pendant près de dix ans en l’absence de réponse de la justice, l’avocate des patrons de la corde vient parler réputation, concurrence, « préjudice commercial ». Business, en un mot. Me Aulon-Ponton ne tiendra aucun propos sur le fond de l’affaire. N’aura aucune parole à l’adresse des victimes et de leur famille. Elle réclame, au nom des préjudices subis par son client, 105 000 € de dommages et intérêts.

« Corde tendue ! »

La seule différence notable avec l’audience de première instance, c’est la présence de Julien Rivollet, cité en tant que témoin par les parties civiles. Il est cordiste, formateur, membre et président de jurys d’examen. C’est l’un des professionnels les plus certifiés de France. Il a apporté son expertise au groupe de travail sur les interventions en milieu confiné, initié par le ministère du Travail, la MSA (la Sécurité sociale agricole) et l’Inspection du travail, à la suite du décès de Quentin, enseveli en 2017 dans un silo appartenant, là encore, à Cristal Union.

Pendant près d’une heure, il explique. Il précise. Fait la lumière sur des zones d’ombre. Répond aux avocats. À la cour. Ce point de vue technique est précieux. Cependant, il ne semble pas ébranler la conviction des avocats des prévenus. Surtout pas celle des conseils des entreprises.

Me Néret, en petite forme, ne plaidera qu’une heure, contre 1 h 45 en première instance. Ce qui ne l’empêchera pas de psalmodier son antienne favorite : « corde tendue  ! » L’avocat de Cristal Union a utilisé l’expression dix-huit fois en soixante minutes. Soit une fois toutes les trois minutes environ, restant imperméable aux explications de Julien. Ce dernier a pourtant longuement précisé que piocher et pelleter le sucre en suspension, au bout d’une corde de 40 mètres, est matériellement impossible. L’élasticité fait monter et descendre le cordiste comme un yoyo, et le fait accessoirement tourner sur lui-même comme une toupie, puisqu’il n’a aucun point d’appui. Arthur et Vincent n’avaient donc d’autre choix que de travailler campés sur la montagne de sucre. Qu’importe : Me Néret reproche aux travailleurs de n’avoir pas appliqué une consigne inapplicable. Rejetant ainsi la faute sur les victimes après l’avoir rejetée sur Carrard Services. La boucle est bouclée.

Me Olivier Bernheim, avocat de Carrard Services, sera fidèle au même schéma. Il interroge Julien : « Selon vous, la mentalité du cordiste est d’être plutôt obéissant aux consignes, ou au contraire il a une certaine idée de son indépendance  ? » Sous-entendu, l’ouvrier serait un irresponsable ingérable bafouant les ordres et consignes de ses encadrants pour se mettre délibérément en danger. La réponse de Julien fuse, sans équivoque : « Le cordiste demande des consignes claires. » Mieux que tout autre, lui sait que le métier souffre d’un manque de supervision et d’encadrement. Trop souvent, l’ouvrier cordiste est livré à lui-même.

En la matière, Carrard Services est loin d’être exemplaire. Le document unique d’évaluation des risques (DUER) présenté aux enquêteurs n’avait pas été mis à jour depuis 2006, soit six ans avant le drame. Ce document n’évoquait à aucun endroit les risques d’enlisement et d’ensevelissement.

Le cynisme de l’entreprise envers les victimes, et donc envers leurs proches assistant à l’audience, atteindra ensuite un sommet d’indécence. Rescapé de l’accident, Frédéric Soulier est dans la salle. Il décrira comment il a vu mourir ses deux collègues. Ces longues minutes d’horreur, de peur, de cris inentendus. Le sentiment d’isolement au fond de ce piège. Il expliquera à son tour l’impossibilité de travailler en suspension. Il affirmera fermement à la cour qu’il n’était pas au courant que des trappes prévues pour permettre au sucre de s’écouler étaient ouvertes sous ses pieds. Avocat de Carrard Services, Me Bernheim prétendra sans ciller, reprenant la fixette de son confrère : « Comme dans tout accident du travail, les victimes ont oublié les consignes. Elles ont oublié de travailler sur corde tendue. » Puis, désignant Frédéric dans la salle : « Tout comme Monsieur Soulier a oublié qu’on l’avait informé que des trappes étaient ouvertes. » Après cette affirmation lumineuse d’humanité, tout commentaire serait vain. Toute insulte inutile.

Pour 1 200 € par mois

Comme en première instance, les prévenus se défaussent les uns sur les autres. Petite nouveauté tout de même, les avocats des assurances des deux sociétés sont présents. Il faut savoir que les dommages et intérêts éventuels accordés aux parties civiles seront réglés par les assurances. Il ne faudrait pas que ces sommes dues au titre de la réparation des préjudices subis par toutes ces personnes éplorées viennent écorner les bilans financiers des entreprises.

Cristal Union, 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, accable Carrard Services, 60 millions d’euros de chiffre d’affaires, qui le lui rend bien. Puis les deux boîtes fondent comme un seul vautour sur les dépouilles d’Arthur et Vincent, les prétendant fautifs de leur propre mort. Michel Mangion, directeur de la sucrerie de Bazancourt à l’époque, 7 000 € net par mois, se joint à la curée. David Duval, chef d’établissement du sous-traitant, 5 000 € net par mois, charge son subalterne, responsable du chantier sur site.

Arthur et Vincent sont descendus sans sourciller au fond de ce silo pour environ 10 € brut de l’heure. Soit approximativement 1 200 € net par mois. Sans la moindre prime de risque, de pénibilité ou de confinement. Maurice Lombard, Michel Mangion et David Duval n’auront aucun mot à l’attention des victimes. Ni à l’attention des familles présentes dans la salle. Si la valeur d’un homme se mesure davantage à sa probité et à son courage qu’à son compte en banque, ceux-là ne sont assurément pas dignes d’estime.

« Une peine de tristesse à perpétuité »

L’estime est à porter au crédit de la maman de Vincent. Grave et droite, elle s’exprime à la barre en quelques mots clairs et lourds de sens : « Je m’appelle Chantal Dequin, je suis toujours la maman de Vincent. Cette histoire, c’est celle du pot de terre contre le pot de fer. Mais ces messieurs doivent l’entendre, tant que je serais vivante, je ne les lâcherai pas. Ils ont été condamnés à six mois de sursis. Moi j’ai pris une peine à perpétuité de tristesse. »

L’avocate générale requiert les mêmes peines qu’en première instance. Les avocats des prévenus plaident tous sans honte la relaxe.

Il est presque 23 heures. Après quasi neuf heures d’audience, la présidente de la cour met son arrêt en délibéré. Réponse de la justice le 24 novembre. Deux mois de pression supplémentaires pour les proches. Quelle va être la décision de la cour d’appel ?

Au-delà, plane la menace du pourvoi en cassation des prévenus. Au lendemain de l’audience, je reçois ce message d’une personne bien renseignée sur les pratiques locales : « On me dit que Cristal Union ira jusqu’au bout pour ne pas créer de précédent sur son site et qu’elle essaie d’actionner de nombreux leviers. »

Éric Louis *

* Membre fondateur de l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, l’auteur a travaillé dans les mêmes silos que Vincent et Arthur.


1 Quentin Zaraoui-Bruat est mort en juin 2017, enselevi sous 370 tonnes de grain, sur ce même site de Bazancourt, où Arthur et Vincent ont perdu la vie. Il avait 21 ans.

2 « Un silo de sucre et de dédain », CQFD n° 175 (avril 2019).

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°202 (octobre 2021)

Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don