« Seuls les morts pourront rester. »

Le 4 octobre dernier, les quelque 400 noyés et disparus au large de l’île italienne de Lampedusa ont fait revenir le « problème migratoire » sur le devant de la scène. Une quinzaine de jours auparavant, un assaut en masse sur l’enclave espagnole de Melilla défrayait également la chronique.

A la une des médias, un fait-divers chasse l’autre : la tragédie de Lampedusa, avec ses 155 rescapés et ses quelque 300 disparus – le compteur des cadavres repêchés affolant les dépêches d’heure en heure –, a fait oublier les images de l’assaut nocturne du mercredi 18 septembre sur le triple grillage de l’enclave espagnole de Melilla, au nord du Maroc.

Par L.L. de Mars.

Durant quelques heures, l’ampleur de la tragédie a semblé ébranler le discours bien rodé qui mêle larmes de crocodile versées sur les victimes et dénonciation des infâmes trafiquants d’êtres humains. L’Italie a décrété un jour de deuil national. Le pape François Ier a parlé de « honte » pour un monde qui « globalise l’indifférence » et place l’argent au-dessus de l’humain. La maire de Lampedusa, en pleurs, a invité l’Europe à venir compter les morts avec elle. Laurent Fabius, ministre des Affaires françaises extérieures, a affirmé que « la Méditerranée ne [pouvait] pas rester un immense cimetière à ciel ouvert », avant de décréter qu’il fallait agir : « Ça veut dire quoi, agir ? Ça veut dire “développement, contrôles, sanctions”.  » La mairie de Rome a proposé d’accueillir les survivants. Le chef du gouvernement italien a promis que « toutes les victimes » seraient naturalisées – mais, réflexion faite, les « victimes » ne sont que les morts1 et les survivants sont placés en centre de rétention, passibles d’une amende de 5 000 euros et d’une expulsion vers leur pays d’origine. Les pêcheurs et autres riverains qui se sont portés au secours des naufragés bien avant les frégates de la Guardia di finanza – ô le sibyllin symbole ! – sont également passibles de poursuites pour « trafic d’êtres humains2 »…

Sous le choc, la gloutonnerie médiatique oublie l’affaire précédente, les assauts renouvelés de migrants sur les grillages de l’enclave espagnole de Melilla et, fait inédit, l’entrée d’une centaine de clandestins dans l’enclave de Ceuta à la nage – c’était le 17 septembre dernier. Avec de l’eau jusqu’à la taille, les clandestins chantaient « Ohé ohé ohé », comme au stade, face aux guardias civiles qui les attendaient sur la plage.

« Melilla : Avalanche agressive sur la barrière de sécurité. » Quarante mètres de la triple barrière se sont effondrés sous le poids des assaillants, environ 300 migrants, dont une centaine a réussi à pénétrer sur le sol espagnol, ce qui a porté à près de mille le nombre de pensionnaires du centre d’accueil temporaire pour immigrés, là où le maximum est fixé à 480.

Les intrus auraient profité des festivités de l’éphéméride de Melilla, célébrant les 516 années d’hispanité de la ville, pour passer à l’action. La presse espagnole s’étonne de l’impuissance du flicage frontalier, aux mains de «  groupes spécialisés dans le contrôle de masse », équipés notamment d’un hélicoptère avec projecteur de 2 000 watts. José Palazón, membre de l’association Prodein, qui alphabétise les migrants mineurs, met des bémols : « La prise de vue diffusée par toutes les télés est biaisée, c’est le cas de le dire. Prise latéralement, l’image est “aplatie”, sans perspective, elle donne une impression d’avalanche compacte, d’invasion, d’action belligérante, histoire d’“alarmer l’opinion”. Les autorités ont parlé d’“avalanche agressive”, les assaillants auraient jeté des pierres sur les guardias civiles, en blessant six. Mais comment veux-tu qu’un désespéré qui doit escalader à mains nues une triple barrière de six mètres de haut, équipée de barbelés, panneaux rétractiles, diffuseurs de gaz, filins d’acier disposés en toile d’araignée…, ait le temps et l’énergie de jeter des caillous sur les flics ? En fait, ce sont les gardes-frontières marocains qui ont l’habitude de jeter des pierres sur les gars qui grimpent sur le grillage pour les faire tomber. Ce sont ces projectiles-là qui ont blessé les flics espagnols… »

À proximité de Melilla, les « ghettos », campements de clandestins ultra-précaires, sont réapparus dans les collines du mont Gourougou, comme avant l’automne 2005, moment des premiers assauts en masse sur la frontière, avec ses dizaines de morts par balle3. À l’époque, c’est le harcèlement des campements par la gendarmerie marocaine, à la demande de l’Europe, qui avait provoqué ces attaques. Aujourd’hui, le contrôle renforcé des zones de passages italiens ou grecs a réactivé la route des enclaves espagnoles, autour desquelles la militarisation est encore plus écrasante qu’en 2005 et oblige les migrants à une mobilité et un qui-vive de tous les instants. Les violences policières et les déportations illégales dans le désert algérien continuent. Malgré tout, la « pression migratoire » ne faiblit pas…

« L’Europe aura besoin de vingt millions d’immigrés en plus dans les deux prochaines décennies », déclarait tranquillement, en septembre 2007, Franco Frattini, commissaire européen à la Justice, la Liberté et la Sécurité – Libertas, Securitas, Justitia étant aussi la devise de Frontex, l’agence chargée de repousser les clandestins loin de nos côtes…

« Seuls les morts pourront rester », a titré le correspondant d’El Pais à Rome, à propos de la mesure humanitaire du gouvernement italien prétendant naturaliser les victimes du dernier naufrage. Il paraît que le code civil de Haïti précise encore aujourd’hui qu’il est interdit « de faire travailler les morts ». En Europe, on se tâte.


1 Aucun média français n’a été fichu de relater clairement cette cynique aumône posthume. Lire El País : « Solo los muertos pueden quedarse ».

2 Cette loi berlusconienne criminalisant la tradition millénaire du sauvetage en mer est directement responsable de milliers de morts dans la Méditerranée.

3 Lire Dem ak xabaar, Partir et raconter, Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe, de Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, aux éditions Lignes, 2012.

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