Autopromo (en gilet jaune)

« Sentir avec son cœur, son nez, ses yeux, sa trouille, ses doutes... »

Ce 13 novembre, l’ami Sébastien Navarro publie Péage Sud aux éditions du Chien Rouge, extension de CQFD dans le monde du livre. Un beau roman en gilet jaune. Après Panchot publié en 2019 chez Alter Ego1, notre vieux compagnon de route livre un récit intense, basé sur son vécu des ronds-points. Petit entretien entre amis à deux pas du péage. Vroum...
Par Cécile K.

Après des années de reportages, d’enquêtes et de recensions à CQFD, mais aussi chez les ami·es de Jef Klak et du regretté Article 11, tu te lances dans la fiction. À lire tes deux premiers livres, on est marqué par la manière dont l’enquête et le reportage continuent de te hanter. Enquête historique pour Panchot et reportage partisan pour Péage Sud... on se demande comment toi, tu qualifierais ton travail ?

« Si j’ai proposé au Chien Rouge d’éditer ce texte, c’est parce que j’ai considéré qu’il s’inscrivait dans une continuité avec le travail journalistique effectué à CQFD. Je n’aurais jamais écrit Panchot ni Péage Sud sans les outils pratiques et théoriques acquis par ma participation aux publications de critique sociale que tu cites. J’y ai appris – sur le tas ! – non seulement à mener un entretien ou à constituer une bibliographie, mais aussi l’art de débarquer avec discrétion et humilité en pleine terra incognita pour un reportage. La résistance dans le piémont du Canigou en 1944 ou le rond-point d’un péage ont été des espaces où je me suis invité en ayant très peu de repères. D’un côté j’ai dû frayer, moi l’anarchiste plutôt planeur, avec une mémoire historique sous mainmise communiste, et de l’autre avec une communauté fluo en train d’exploser le cadre aseptisé des mouvements sociaux habituels. La première chose à faire dans ce genre de configuration où rien n’est familier est de fermer son clapet et d’ouvrir grand mirettes et esgourdes. Observer et écouter. Ce travail d’enquête dont tu parles commence ici : dans cet effacement personnel et cet effort d’intelligibilité auquel se confronte tout individu immergé dans une situation dont il ne maîtrise ni l’alpha ni l’oméga.

Pour ces deux bouquins, j’aurais pu me contenter d’une restitution purement factuelle et opter pour la forme classique du récit. Après tout, ce dernier permet aussi des embardées subjectives. Mais non, il a fallu que se calque sur la trame narrative une enveloppe fictionnelle. Plusieurs raisons à cela : mon goût pour l’esthétique du polar (y compris quand le héros est un vrai pied nickelé), la volonté de rompre avec l’âpreté du sujet en le pimentant de fantaisies imaginaires, l’indispensable bande-son destinée à ambiancer la prose. Enfin, la liberté romanesque offre un luxe inestimable : celui de donner du champ. Elle permet d’incarner une multiplicité de voix, souvent contradictoires, de dessiner une dialectique au cours d’un dialogue grotesque, d’exacerber les humeurs en les poussant vers des points d’incandescence. Il y a là une multitude d’explorations qui font qu’au final Péage Sud n’est ni un roman ni un récit mais un texte hybride qui résiste à tout étiquetage. À l’instar du mouvement des Gilets jaunes. »

Dans Péage Sud, le narrateur évoque sa rencontre avec les Gilets jaunes. Tu la déplies en différentes phases : le rejet (« Je n’y vois qu’une urticaire poujadiste, une colère de petits bras facho-compatibles, la beauferie en marche »), la circonspection (« Mon fantasme de jeune militant libertaire – un boycott massif des grandes surfaces – réalisé sous mes yeux par… par quoi au juste  ? Ou bien par qui  ? Par eux, là. »), l’adhésion (« Il se passe vraiment quelque chose dans ce putain de pays. Quelque chose que je suis en train de rater. Cette idée me devient soudain insupportable. ») et, enfin, la fusion (« La foule comme un corps autonome. Sans discours, ni leader, ni parcours déclaré. Les gens au diapason. Une manif homogène, nerveuse et tactique. C’est stupéfiant. Ce côté animal. Je ne pensais pas ce type d’agencement humain possible. »). Ce que tu décris là est très intéressant car le rejet du mouvement a été commun à une large partie de la gauche radicale, qui y voyait à ses débuts un fascisme en puissance. Qu’est-ce qui s’est joué pour toi ? Comment as-tu, finalement, basculé en jaune ?

« Très honnêtement, je pense qu’il me faudra des années pour faire le bilan de ce que ces mois de fièvre fluo ont chamboulé dans ma perception du champ politique. Il y a ce piège paradoxal de la pensée militante – dans lequel je suis tombé tout jeune – qui, tout en favorisant l’esprit critique, peut amener le cerveau à fonctionner en ânonnant des slogans. Dans ce genre de schéma simpliste, celui qui n’a pas tes idées est soit un ignorant à conscientiser soit un ennemi à combattre. Je me pensais immunisé contre ce type de réflexes. Or force est de constater que j’ai gobé en vrac la daube déversée à grands seaux médiatiques sur les Gilets jaunes. Beaufs, fachos, poujadistes, pendant les quinze premiers jours du mouvement, les fluos sont pour moi un vrai repoussoir. Quand je me fais violence et décide d’aller fureter du côté du rond-point, j’y vais à reculons, en curieux à la fois rétif et inquiet. Et c’est lors d’une AG tenue sous un réverbère à quelques mètres du péage que je tombe sur le cul. La foule massée cause... démocratie directe. Il y a là des femmes, des hommes, des Blancs, des Maghrébins, des jeunes, des vieux, des handicapés. Un monde de “gens ordinaires” qui exige non seulement d’avoir une vie meilleure mais aussi voix au chapitre démocratique. Un monde qui trouve sa cohérence en reconvoquant la sans-culotterie non pas pour exalter un quelconque patriotisme frelaté mais parce qu’il a pigé que 1789 était ce plus grand dénominateur commun capable de mettre une foule au diapason. Cerise sur le gâteau : les Gilets absorbent avec une fluidité inouïe les concepts de la doxa libertaire. Refus des hiérarchies, rotations des mandats, AG décisionnaires, jusqu’aux reven dications politiques qui vont rapidement gagner en radicalité. Comment ne pas basculer ?

Moi qui croyais que c’était au prix de lectures politiques sans cesse renouvelées, en pénétrant de plus en plus profondément les plis et replis du capitalisme, que se formait une conscience révolutionnaire, je me rends compte qu’un frigo vide peut suffire à provoquer l’étincelle. Je me souviens être rentré chez moi, avoir regardé ma bibliothèque et m’être dit que pour la première fois de ma vie les bouquins m’avaient empêché. À force de tout vouloir intellectualiser, de vouloir concep tualiser le réel de manière quasiment obsessionnelle, je m’étais amputé de ces instincts essentiels pour comprendre les situations. Sentir avec son cœur, son nez, ses yeux, sa trouille, ses doutes, ses ébahissements, ses fatigues, ses accolades, sa paranoïa. Tout ce fatras organique qui fait que des humains entrent en connivence d’un simple regard. C’est ce dépouillement-là dont je fais d’abord l’expérience au rond-point. »

L’action se déroule dans une ville sans nom. Pourquoi as-tu choisi d’anonymiser ce lieu qui apparemment a un rond-point et un péage au Sud ?

« La première version du manuscrit citait la ville et les lieux. La déterritorialisation s’est imposée au fur et à mesure d’échanges avec le collectif éditorial. L’idée première était d’universaliser le récit. Si Péage Sud ne se situe nulle part, alors il se situe partout. Je pense que pas mal de situations évoquées dans le livre peuvent entrer en résonance avec des réalités qui ont pu être observées dans différents coins de l’Hexagone. La seconde raison est liée à une volonté de floutage pour des raisons de “sécurité”. Les personnages ont beau avoir été “fictionnarisés” à des degrés plus ou moins divers, il m’a paru important de dégager le récit de toute assise territoriale afin de ne pas mettre dans l’embarras certaines personnes pouvant se reconnaître, même de loin, même maquillées, dans tel théâtre opérationnel. Même si je ne suis pas dupe : tout le monde sait d’où j’écris. Car j’insiste sur ce fait : les quelque trois mois de lutte que je narre sont aussi un travail de documentation. Dans cette affaire, je ne fais pas qu’une mise en récit, je transmets une séquence de notre histoire sociale que je juge décisive.

Dernier point sur la “ville sans nom” : Gérard Delteil, grand auteur de polar, a fait la même chose dans son très beau et sobre bouquin Les Écœurés, paru au Seuil en mai 2019. Sauf que lui est plus au Nord... »

Comment écrit-on sur un mouvement comme celui-là tout en le vivant de l’intérieur ?

« Question essentielle et terriblement délicate. Dès que je comprends ce qui est en train de se jouer à quelques kilomètres de la cité-dortoir où je crèche, une évidence s’impose : tout ça est incroyable et tout ça va se perdre. Se perdre comme des paroles emportées par le vent, comme des fluos anonymes embarqués par les flics, comme des manifs sauvages dissoutes à l’orée de la nuit. Le “militant/journaliste” qui sommeille en moi ne peut accepter pareille situation. Alors je note. Tout ce que je peux. Des morceaux de vie, des prises de paroles, des colères fondamentales. Je fais gaffe à respecter les anonymats. Je décris des manifs. Je recopie des tags. Je note la température, l’état du ciel, le dispositif policier. Personne ne sait que j’écris. Je me sens voyeur et intrus. Mais je le fais, mû par la certitude que ce mouvement ne pourra se raconter véritablement que de l’intérieur. Je prends garde à rester discret car si je me fais choper, mon compte est bon. J’aurai beau essayer de bredouiller ma démarche, à l’état de mouchard ou de veule journaliste je serai réduit. Quand je rentre chez moi, rebelote. Je dégoupille une bière et recopie mes notes dans de beaux cahiers. Jaunes. Là je prends soin de recons tituer les ambiances et de revenir sur mes sensations. J’analyse et “m’autoanalyse”. Parallèlement, je tiens à jour une revue de presse locale. Les articles cités dans Péage Sud sont de vrais morceaux de bravoure de la PQR [presse quotidienne régionale].

Concomitamment à ce travail dans l’ombre, je suis un Gilet parmi les autres. Complètement happé par le mouvement. Je chante, je défile, je lacrymogène. Je discute, je m’engueule, j’étale vainement ma science. Je crée mon premier compte Facebook, j’applaudis Dettinger [le boxeur de gendarmes du pont parisien], manque de défaillir quand Rodrigues se fait éborgner. Je suis donc totalement dedans et avec. Avec cette réserve près que du fait de ma condition sociale “privilégiée” (je suis salarié) et d’une grande timidité pour tout ce qui concerne le chahut musclé avec les casqués, je déserte souvent le champ de bataille quand ça sent le roussi. Si j’accepte de courir certains risques dans des moments de fièvre collective, moi seul décide du moment de mon retrait. La très grande plasticité du mouvement permet ce genre d’ajus tements où chacun est libre de déterminer son degré d’engagement. »

Le narrateur livre une chronique hebdomadaire du mouvement pour un blog nommé Ramball. C’est quoi ce blog ?

« Ce blog n’existe pas. Ou alors pas encore. C’est une invention circonstanciée, même si j’ai puisé dans mon environnement pour en tracer les contours. Les chroniques fourbies par le narrateur de Péage Sud ont toutes été rédigées au fil de l’écriture du manuscrit. Elles sont donc toutes inédites à part une, pour laquelle j’avoue avoir repris les grandes lignes d’un article que j’avais publié dans CQFD. Il faudra donc rajouter, au titre de mes arrangements douteux avec la vérité, le péché d’autoplagiat.

Ces chroniques sont des textes au calibrage purement journalistique. Elles permettent un régime de discours bien spécifique avec des approches tantôt théoriques tantôt personnelles. On rejoint là un des fils rouges du livre : ça veut dire quoi restituer le réel ? Quelle responsabilité endosse-t-on quand on s’arroge le droit de transformer des vies en trois dimensions en une série de signes abstraits qui seront librement interprétés par une masse indifférenciée de lecteurs ? C’est pas rien comme béance philosophique et morale. Entre le commentateur planqué et le sermonneur exalté, j’espère avoir trouvé la juste distance. »

Propos recueillis par Momo Brücke

 « Péage Sud » est distribué en librairie ; mais vous pouvez aussi le commander en ligne et tout de suite sur notre page HelloAsso.

Extrait

Le rond-point s’anime. Un nœud d’agitation, des cris, des bruits de perceuse. Des costauds trimbalent des chevrons de bois. Les placent ensemble et les fixent au sol. Les jaunes construisent quelque chose. Les autres font un cercle autour. C’est quoi ce bordel ? À quoi ils jouent maintenant ? L’armature est debout. On dirait les montants d’une balançoire. Ou bien une espèce de portique. Les gestes des bricoleurs sont précis. On voit que c’est des manuels. Pas des planqués d’intello aux mains délicates.

Je regarde mes mains avec circonspection.

Un jour il faudra abolir la division du travail.

C’est quand j’avise le couperet en bois tout en haut de la potence que je comprends.

Ils ont construit une guillotine. Ils ont ressuscité la veuve d’entre les morts.

La tête à Macaron 1er sur le billot.

En mon for intérieur se dessine un sourire.

Ah les cons, ils sont marrants quand même.

J’ai envie de m’approcher pour voir cette veuve jaune de plus près. Je résiste à la tentation. Ne pas se laisser avoir par les sentiments. Je me raisonne et m’arraisonne. M’interdis de flancher. Ils sont marrants peut-être mais d’un bord différent du mien. Ne pas baisser sa garde. Un pied foutu dans la populace et c’est tout le corps qui suit. Mais quand même. Redonner vie à l’œuvre funeste du Dr Guillotin. Fallait oser.

J’ai beau me cabrer, quelque chose est en train de mollir à l’intérieur de ma tripe d’indécrottable anar. Le ver – luisant – fraie dans ma pomme. Dans quelques semaines, quand s’amorcera ce travail introspectif visant à isoler le point de bascule où mon empathie pour les jaunes a pris le dessus, la guillotine imposera sa silhouette.

Les gilets font masse concentrique autour de l’effigie. Le couperet est hissé jusqu’en haut de son butoir. Une main maintient la corde. Quelques cris impatients fusent. Un immense drapeau français claque au vent. La main lâche la corde. Le couperet s’effondre. Tranche le vide. Tranche le corps absent du taulier de l’Élysée. La foule, un cri cacophonique. Exultation en zébrures. Myriades de joies qui se débordent et se transvasent. Un rugissement se hisse au-dessus du capharnaüm et envoie la purée du Allons zenfants de la patrie. Un chœur à l’unisson entonne l’hymne national. Moi qui me roidis une énième fois, prêt à creuser ma tombe et à y fossoyer mon cadavre de honte. Les esgourdes agressées par ce chant cocardier. Même si je sais dans mon tréfonds que La Marseillaise, avant d’être une beuglante de stade, fut un chant révolutionnaire.

– Ah ben tiens, t’es là toi ?

Je sursaute. La tête à Pigasse. Qui dépasse d’un anorak rouge à capuche fourrée. Pigasse avec ses bacchantes Brigades du Tigre, ses traits fatigués de noceur insomniaque, sa pondération autorégulée. Pigasse à qui je demande, parce que c’est à moi de parler et que même si sa présence me déplaît je me dois de donner le change :

– Tu prépares un article sur l’acte III ?

– Non. C’est pas moi qui couvre la mobilisation des gilets jaunes. Je prends juste des notes. Je voulais les voir de mes yeux. Ils sont ridicules avec leur guillotine. Ils veulent rétablir la peine de mort, tu crois ?

– T’as qu’à leur demander.

– Si je dis que je suis journaliste, je me fais lyncher. J’ai eu des échos de la manif parisienne, ça chauffe autour de l’Arc de Triomphe. Des types lancent des pavés sur les flics. D’autres les shootent à coup de fronde et de boulons. L’ultra-droite est aux manettes.

– Mais que fait Macaron 1er !?

– Il est à un G20 en Argentine.

– G20 en Argentine, j’ai faim en France.

Pigasse ne relève pas mon trait d’esprit. Je ne lui en veux pas, il est relativement médiocre. Mon trait d’esprit, pas Pigasse. Quoi que. Il ferme brièvement les yeux comme pour retourner en lui-même. Il me demande ce que je fais là. Je réponds que je regarde et cultive ma perplexité. Pigasse fait ce truc avec sa bouche dont je ne sais jamais si c’est un sourire réflexe ou une grimace méprisante. Il se roule une clope. Me donne envie de fumer. Mais j’ai ma fierté et pas de tabac sur moi. Les fois où on casse la graine ensemble, je ne lui demande même pas de me passer le sel.

– En plus ils chantent comme des chèvres, maugrée-t-il en lâchant un nuage de fumée.

C’est pas faux. La Marseillaise se délite en une série de cris de jungle.

Je pronostique à Pigasse :

– Si ça se trouve, dans un mois ils chanteront L’Internationale.

– Dans un mois Noël sera passé et tous ces blaireaux seront de retour dans leur foyer.

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