Entretien avec Fabienne Lacoude

Scoop : « La maternité, ce n’est pas que du bonheur »

Journaliste fondatrice du site Milf média et autrice de Daronne et féministe (Solar, 2022), Fabienne Lacoude décortique les injonctions sociales qui pèsent sur les mères. Alors, toutes mauvaises ?
Par Junie Briffaz

D’après toi, à quoi renvoie l’idée de « mauvaise mère » ?

« Les mauvaises mères sont une figure repoussoir pour toutes les autres femmes : c’est parce qu’elles sont mauvaises que nous sommes bonnes. Mais à bien y regarder, il ne faut pas grand-chose pour être perçue comme une mauvaise mère. Il suffit de sortir de la norme. Et même lorsqu’on y adhère, nous sommes facilement jugées trop ceci ou pas assez cela. Au fond, donc, nous sommes toutes des mauvaises mères en puissance. Comme aurait dit Freud à une patiente qui lui demandait conseil pour élever ses enfants : “Madame, quoi que vous fassiez, vous ferez mal.

Aujourd’hui, certaines se revendiquent “mauvaise mère”, dans une idée de retournement du stigmate. Je considère cet acte comme féministe, car il consiste à se placer du côté de celles qui sont jugées, stigmatisées, mises au ban, ainsi que de tous les parents qui construisent leur famille hors des normes traditionnelles. »

Est-ce que la remise en question du concept d’instinct maternel ne serait pas un premier pas pour réhabiliter les « mauvaises mères » ?

« Pour ma part, je ne crois pas à l’instinct maternel en tant que capacité innée des femmes à s’occuper de leur bébé. Il est vrai que la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, la proximité physique avec l’enfant libèrent des hormones favorables à l’attachement. Mais je dirais plutôt que plus on passe de temps avec un bébé, mieux on sait s’en occuper. C’est une question d’expérience plus que d’instinct. Le problème, c’est que cette notion a été instrumentalisée afin de suggérer que les femmes sont naturellement aptes à s’occuper des autres. Ce qui dépasse d’ailleurs leur rôle de mère et conduit, notamment, à une hyper-concentration des femmes dans les métiers du care, méprisés et très mal payés. »

« Si une femme sur trois ou sur quatre souffre à la naissance de son bébé, ce n’est plus un problème psychique individuel mais un problème de société »

La récente libération de la parole autour de la dépression post-partum vient écorner l’image d’une maternité forcément heureuse. Dans ton livre, tu te demandes pourtant si pathologiser ce que vivent les femmes après l’accouchement ne serait pas « un moyen un peu trop commode de [les] renvoyer à leurs névroses »...

« À la naissance de ma fille, j’ai fait une grave dépression du post-partum qui m’a conduite à être hospitalisée plusieurs semaines dans une unité spécialisée. Ce que j’ai vécu était clairement de l’ordre du trouble psychique et nécessitait des soins, donc je ne remets pas en cause l’existence de cette forme de souffrance maternelle. Ce qui me questionne en revanche, c’est qu’en 2016, quand ma fille est née, on estimait à 10 % la part des femmes confrontées à une dépression du post-partum, puis 15 % et maintenant on avance de plus en plus souvent les chiffres de 20 ou 30 %. Pour moi, si une femme sur trois ou sur quatre souffre à la naissance de son bébé, ce n’est plus un problème psychique individuel mais un problème de société : les femmes qui deviennent mères sont trop seules, trop isolées, trop fatiguées, et confrontées à des objectifs inatteignables. Travail, famille, boulot, couple, sorties… Il faut être en mesure de tout faire, et bien ! C’est intenable. Je trouve un peu facile, en effet, de nous coller l’étiquette de dépressives comme on collait autrefois l’étiquette d’hystérique à toutes celles qui sortaient du cadre. »

D’autres traversent un burn out parental...

« Le burn out est un syndrome d’épuisement généralisé, plus ou moins mêlé à un désinvestissement parental qui peut conduire à du délaissement ou des violences. C’est un mal de notre temps, favorisé par l’individualisme de nos sociétés et la notion de performance qui s’est peu à peu répandue dans le champ de la parentalité. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être une mère passable, dans une société globalement assez hostile aux parents et aux enfants. Nous cultivons le mythe de la séparation de la sphère domestique et de la sphère professionnelle, et d’un “toujours plus”, qui oblige les mères (a fortiori les mères solo) à aborder leur triple journée la tête dans le guidon et avec le sourire s’il vous plaît ! Quand on ne méprise pas tout à fait les femmes qui craquent (“moi j’ai eu trois enfants et je m’en suis très bien sortie”), on leur conseille de mieux s’organiser ou de lever le pied. Mais nous devons collectivement réfléchir au temps et à l’espace que nous consacrons aux personnes vulnérables, repenser la place du travail salarié dans nos vies, la place de la voiture dans nos villes, etc. »

« Multiplier les récits autour de la maternité pour sortir de l’idéalisation, du fantasme, du tabou »

Autres femmes estampillées « mauvaises mères », celles qui regrettent...

« La sociologue israélienne Orna Donath a enquêté auprès de femmes qui disent regretter leur maternité1 : si c’était à refaire, elles n’auraient pas d’enfants, disent-elles. Les femmes qui témoignent dans son livre m’ont profondément émue car elles osent jeter une lumière crue sur une réalité connue de toutes, mais cachée : la maternité, ce n’est pas que du bonheur. Ça peut même être tout l’inverse. Elles soulèvent le tapis et ce qui se cache en dessous, toutes les mères y sont confrontées, à des degrés divers. Nous ne regrettons pas toutes notre parentalité, mais nous connaissons toutes l’ambivalence. Celles qui disent le contraire sont des menteuses. Ce qui m’a touchée, dans ce livre, c’est la nuance avec laquelle ces femmes abordent leur vécu. Ce n’est pas parce qu’elles regrettent leur maternité qu’elles n’aiment pas leurs enfants ; pas pour autant non plus qu’elles ont désinvesti leur rôle, bien au contraire. Nous avons besoin de multiplier les récits autour de la maternité pour sortir de l’idéalisation, du fantasme, du tabou. »

Quant à la bonne mère, tu écris qu’elle est toujours présentée comme « une femme blanche de classe moyenne  »...

« J’emprunte ce constat à Takwa Souissi, journaliste québécoise, musulmane et mère de trois enfants. Dans un article2 de 2018, elle déplorait que les “bonnes pratiques” parentales promues par les institutions soient celles des familles blanches de classe moyenne. Par conséquent, les familles non blanches ou précaires sont souvent stigmatisées lorsqu’elles ne pratiquent pas certains rites de la bonne parentalité, comme la lecture de l’histoire du soir, par exemple. L’essayiste Fatima Ouassak parle également de cela dans La Puissance des mères – Pour un nouveau sujet révolutionnaire (La Découverte, 2020). Elle raconte comment, lorsqu’elle a souhaité promouvoir une alternative végétarienne à la cantine de l’école de ses enfants, elle a tout de suite été accusée de communautarisme. En tant que mère musulmane, elle ne pouvait pas se préoccuper de nutrition ou d’écologie, elle avait forcément un objectif sous-jacent lié à son appartenance religieuse.

De la même manière, la famille est encore quasi exclusivement perçue au prisme cis-hétéro-normatif. Pourtant, parce qu’elles doivent montrer patte blanche beaucoup plus souvent, les familles queer ont un niveau de réflexivité sur leur parentalité bien supérieur aux familles traditionnelles. Et elles ont le mérite d’inventer des parentalités plus variées, plus collectives, moins renfermées sur la cellule nucléaire. Elles ouvrent le champ des possibles, et toutes les familles ont à y gagner. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

1 Le Regret d’être mère, Odile Jacob, 2019.

2 « La parentalité est une femme blanche de classe moyenne », La Gazette des femmes (10/01/2018).

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°221 (juin 2023)

Le dossier du mois met à l’honneur les daronnes. Celles auxquelles on reproche d’être trop ceci, pas assez cela, qu’on juge si facilement et qu’on excuse si difficilement, alors qu’elles sont prises en tenaille entre les injonctions du capitalisme et du patriarcat. Ici, des voix s’élèvent pour revendiquer d’autres manières d’être femmes et mères, et tracer des lignes émancipatrices pour des maternités libérées.
En hors dossier, un focus sur l’extrême droite : on aborde la fascisation encore accrue du pays avec le sociologue Ugo Palheta et la situation de Perpignan, devenue il y a trois ans la plus importante ville française dirigée par le RN. À Briançon, la forteresse Europe étend encore et toujours ses absurdes murailles. On part aussi dans le Kurdistan turc à l’heure de l’élection présidentielle, à Douarnenez pour rencontrer le collectif Droit à la ville, ou encore aux côtés des travailleur·ses détaché·es dans les exploitations agricoles des Bouches-du-Rhône. Pour finir à Draguignan, où les cathos tradis locaux organise de chouettes processions pour faire tomber la pluie. Amen.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don