Salade de squats

A Toulouse, squatteurs et travailleurs sociaux se sont acoquinés pour faire vivre des lieux hors-normes où les sans-logis peuvent trouver un toit. Entre substitut aux carences institutionnelles et expérience autogérée, cette alliance erroriste casse les briques. Reportage.

Au menu, il y a, mazette !, salade périgourdine, garbure au confit de canard – « la sauce avec le vinaigre et les cornichons est excellente ! », tripe le photographe de CQFD –, gâteau au chocolat et îles flottantes. Un vrai gueuleton de dimanche midi que nous partageons dans la cour, à l’abri – il flotte un peu –, à côté des minots qui tapent un baby-foot.

Nous sommes, en ce premier week-end de mars, au squat du Collectif pour la réquisition, l’entraide et l’autogestion (Crea), allée des Demoiselles à Toulouse, dans le cadre des « tribulations de la presse indépendante » organisées par et autour de nos camarades de l’excellent1 bimestriel Article 11. C’est rassasiés, et après un semi-roupillon devant Les Sentiers de l’utopie2, que nous écoutons les squatteurs du Crea et les travailleurs sociaux du Groupement pour la défense du travail social (GPS) nous détailler leur épopée commune. Car ici, depuis un an, tout ce petit monde se démène afin que les personnes à la rue aient un toit à se mettre sur la tête. Une alchimie surprenante et ô combien réjouissante, dans des sphères où, d’ordinaire, les positions théoriques annihilent toute action commune.

Le GPS regroupe des travailleurs sociaux du 115 – service censé dégoter des places en centre d’hébergement d’urgence aux sans-abri qui appellent – et de l’Équipe mobile sociale (EMS) qui fait des maraudes dans les rues. Aurélie, éducatrice spécialisée, explique à CQFD : « Le Groupement s’est créé en 2008 en réaction à des coupes claires dans nos budgets et des suppressions de postes. En 2010, le centre d’accueil du centre-ville pour “grands précaires”3 a été transféré en périphérie, où les gens en galère ne peuvent se rendre facilement. Cet hiver-là, il y a eu une augmentation du nombre de décès, un enterrement tous les trois jours… » Le GPS a alors mobilisé ses troupes, et s’est mis en cheville avec le milieu des squats toulousains pour ouvrir des lieux inoccupés où héberger leurs protégés, et pallier l’incurie de l’État. « En avril 2011, nous avons ouvert le bâtiment de la rue Goudouli avec l’aide des squatteurs, même si nous n’avons pas les mêmes revendications. Au GPS, nous exigeons que le gouvernement lâche des sous ! » Ce lieu, appartenant au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale (sic !), a été rebaptisé Maison Goudouli et légalisé en janvier 2012. Il héberge actuellement dix-sept personnes.

Quant au Crea, il a pris possession de l’immeuble qui abritait autrefois les locaux de l’Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa), situé… de l’autre côté de la cour ! Les pièces communes sont au

rez-de-chaussée, et quatre étages ont été transformés en appartements où logent squatteurs et gens de la rue, soit trente personnes dont une quinzaine de gosses. « Il y a longtemps que nous pensions ouvrir un centre social autogéré », explique Mathieu, membre du Crea. Leur objectif ? Accueillir des familles en galère, mais sans hiérarchie, sans usager, sans professionnel, et en s’organisant de façon autonome. « Il y a plusieurs cercles, précise un autre Mathieu, à qui l’on doit cette magnifique garbure. Certains, qui ne logent pas ici, s’occupent du ravitaillement, d’autres animent des ateliers : boxe, art plastique, musique, alphabétisation, cours de français… » Ce sont des gaziers, chauffagistes, électriciens professionnels – membres des Robins des bois – qui sont venus rebrancher l’eau et l’électricité.

C’est fort de cette dynamique que le Crea a lancé cet hiver sa campagne Zéro enfant à la rue, réquisitionnant pas moins de quatre lieux supplémentaires dans la ville rose afin d’héberger d’autres galériens. Car les centres d’accueil toulousains manquent toujours cruellement de place, et « les travailleurs sociaux, tous les soirs, refusent cent à cent quinze personnes faute de lits », souligne Thomas, du Crea. « Au début, le 115 nous envoyait des gens de façon officieuse, poursuit-il. Mais maintenant, même les institutionnels nous appellent ! Le Secours catholique a demandé si nous avions des chambres à louer. Quant aux travailleurs sociaux du 115, ils orientent ouvertement les familles vers nos squats, et le revendiquent. Ils disent ne pas avoir d’autres solutions. » « Pour ça, ils risquent un blâme », souligne Aurélie.

Au quotidien, squatteurs et éducateurs cassent un entre-soi toujours confortable, parfois exigu. « Nous nous confrontons tous les jours à nos postures politiques – “Ne pas parler aux médias bourgeois”, “Les travailleurs sociaux sont des socio-flics”. Or, nous communiquons avec cette presse, et nous bossons avec le GPS. Nous assumons ces contradictions pour pouvoir faire des choses ensemble, précise Mathieu.

Même si nous n’avons pas les mêmes logiques : dans les communiqués du Crea, nous martelons un discours offensif contre l’État. On ne veut pas passer pour des humanitaires ! » Pour Aurélie, « cette rencontre enrichit [leurs] réseaux en les mettant en commun. » Des idées commencent même à se diffuser d’un groupe à l’autre : « Des travailleurs sociaux se mettent à critiquer le taf et, inversement, des gens du milieu squat, allergiques au boulot, s’intéressent au travail social ! », plaisante Mathieu.

Diane, présente dans l’assemblée, s’enthousiasme : « Bravo, car vous vous réappropriez la vie et le monde de façon collective, avec des points d’entrée très différents. » Mais Mathieu n’idéalise pas : « Les gens qui viennent se loger ici ne sont pas militants… D’une certaine manière, nous avons imposé l’autogestion ! Mais, dans les familles, quelques-uns s’impliquent totalement dans le projet. Il faudrait discuter avec eux, que vous restiez trois jours ici pour les rencontrer, et qu’ils vous expliquent ce qu’ils vivent4. »

C’est entendu, et CQFD reviendra traîner ses guêtres plus longuement si la maréchaussée nous en laisse le temps : le Crea a été assigné en justice, et pourrait bien être expulsé. Les pouvoirs publics aimeraient installer un… centre d’accueil pour SDF. Mais « pas autogéré », a précisé la préfecture.

Infos : http://crea-csa.over-blog.com et http://gps.midipy.over-blog.com.


1 Sincère slurp.

2 Isabelle Fremeaux et John Jordan, Les Sentiers de l’utopie, Zones – La Découverte, 2011. Livre accompagné d’un film éponyme disponible gratuitement sur Internet. Émilien Bernard, d’Article 11, semblait terriblement déçu : il pensait assister à la projection des Sentiers de la gloire, film de guerre de Stanley Kubrick de 1957.

3 Personnes vivant à la rue depuis cinq, dix, quinze ou vingt ans, et qui souffrent le plus souvent de pathologies diverses.

4 Pour lire des témoignages d’occupants de la Maison Goudouli : Anne Dhoquois, « SDF, des travailleurs sociaux innovent », mensuel Regards, février 2012.

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