Reportage : Comment peut-on parler breton ?

Déjà, au milieu du XIXe siècle, alors que la bourgeoisie urbaine bretonne abandonnait la langue, certains observateurs en mal d’exotisme pensaient côtoyer les derniers locuteurs bretons. Après un siècle d’inexorable déclin de la langue, le « breton » est têtu et n’a pas prononcé son dernier souffle. Nom d’un kouign amann !

Ce lundi du mois d’avril, l’état de la soirée est déjà bien avancé au zinc du bar-tabac du bourg de Guerlesquin (Finistère). Quand on leur demande s’ils connaissent le breton, les piliers de comptoirs présents se confient volontiers. Tous le parlent et l’ont appris dans leur famille. « Mon grand frère s’est même enfui de l’école le premier jour, parce qu’il ne comprenait rien à ce qu’on lui disait. C’est ma sœur qui a dû le ramener par les oreilles », s’amuse un sexagénaire qui a travaillé toute sa vie chez Tilly, baron de l’industrie locale du poulet. « Moi, j’ai été élevé par des curés qui nous interdisaient le breton ! Faut voir comment, les vaches ! », explose Hervé, un quinquagénaire de la commune voisine de Loguivy-Plougras, fan de Francis Cabrel. Pour Olivier, un couvreur qui a grandi dans les années 1970 à Gourin, plus au sud, puis a exercé mille métiers dans la région parisienne, c’est moins le stigmate de la langue que le mépris social qu’il a eu à subir : « Arrivés au collège, on nous faisait sentir qu’on était des bouseux et que ça s’arrêtait là pour nous. Même quand j’étais gardien d’immeuble en banlieue, les jeunes m’appelaient “le plouc” ! », dit-il en souriant, sans ressentiment apparent.

Hervé, bar-tabac de Guerlesquin (Finistère).

« On parle breton à son cheval et français à son tracteur »

Malgré la prophétie de la disparition du dernier bretonnant à l’orée des années 2000, force est de constater qu’on trouve encore facilement des locuteurs de breton. Le bilan n’en reste pas moins brutal. Du début du XXe siècle à 1950, on estime qu’un million de personnes ont maintenu la langue dans la région Bretagne. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’environ 200 000 brezoneger, dont 70 % âgés de plus de 60 ans, soit une diminution de 85 % en soixante ans. Avec l’éclipse de toute une génération, le passage en dessous des 100 000 locuteurs est pronostiqué vers 2040.

Francis Favereau a commencé à collecter les mots du breton de Poullaouen lors de son premier poste de prof d’anglais dans la région de Carhaix, dans les années 1970, à l’époque où la vie sociale baignait encore dans l’idiome local. Il est aujourd’hui auteur du dictionnaire qui porte son nom : « Il y a quarante ans, Pierre-Jakez Helias écrivait déjà “le breton va mourir au XXI e siècle”, en fait il y a une rémanence énorme parce que les gens vivent plus vieux et, qu’à la retraite, ils reviennent à leurs racines et reparlent. Donc le bain continue. Dans la réalité, c’est un peu ce qui se passe partout, au pays de Galles comme au Pays basque, il y a beaucoup de symbolique dans le renouveau breton et ce n’est pas que militant. J’ai parlé breton à mes enfants qui sont adultes maintenant, ils ont été dans les écoles Diwan, mais, aujourd’hui ils en ont des usages très différents. On jongle en permanence entre les langues, c’est compliqué… »

Quel parcours cette langue a-t-elle emprunté pour connaître un tel déclin ? L’explication tient, d’une part, à une volonté politique de l’État jacobin de brider l’apprentissage de la langue, et d’autre part, aux profondes modifications sociales et démographiques du terroir bretonnant. On évoque la « coupure » du milieu des années 1950, moment où les familles ont massivement cessé de transmettre à leurs enfants une langue vécue comme rurale, archaïque, voire obscurantiste. « On parlait breton à son cheval et français à son tracteur », cette phrase de paysan marque à la fois la disparition de la société paysanne traditionnelle et l’inadaptation du breton au monde moderne. En 1752 déjà, on pouvait lire dans la préface du Dictionnaire de langue bretonne1 de Le Pelletier : « La langue bretonne, telle qu’on la parle aujourd’hui, n’est pas fort abondante. Les termes d’Art, de Science, de Commerce, de Politique et de la plupart des métiers lui sont inconnus. Renfermée dans la campagne, elle ne met en œuvre que des termes de la maison rustique. » À l’inverse d’une utilité économique du breton à peu près nulle, le français, lui, permet « d’aller partout », comme le notait l’écrivain Pierre-Jakez Helias.

Mais cet abandon de la langue ne s’est pas fait sans un sacré coup de main de l’État central. À partir de la Révolution française, le combat contre les langues régionales devient un enjeu politique pour la bourgeoisie parisienne. Si le français a été substitué au latin pour les textes juridiques avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, il devient avec la première République la langue nationale unique. L’abbé Grégoire et le jacobin Barrère partent en croisade contre ces « patois » qui sont autant d’entraves à la diffusion des idéaux du nouvel état. Pour Barrère, « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ».

Dès lors, pour la prétraille et les nobliaux, la langue bretonne peut servir de sanctuaire aux idéaux de l’Ancien Régime. Mais, tous les bretonnants n’adhèrent pas à cette base contre-révolutionnaire. Dans ses Mémoires d’un paysan bas-breton, ouvrage rédigé en 1904 mais publié en 20012, Jean-Marie Déguignet, paysan anarchisant, note  : « Ces régionalistes travaillent à parquer les exploités en s’efforçant, en recommandant à leurs sous-ordres, petits curés et petits maîtres d’école, de maintenir parmi les enfants, petits et grands, la langue et les vieilles mœurs bretonnes. Car ces coquins savent bien que tant qu’on tiendra les Bretons dans ces mœurs sauvages, et tant qu’ils ne pourront lire que des livres bretons qui ne sont tous que des livres religieux, ceux-ci resteront dans l’abrutissement, dans l’avachissement et dans l’imbécillité, c’est-à-dire dans les meilleures conditions possibles pour être exploités sous toutes les coutures. » On est alors en pleine bataille pour la laïcité. En 1913, le socialiste libertaire Émile Masson enrage de voir l’enjeu du breton confisqué par les réactionnaires : « Si ce pays est le refuge de la réaction, c’est la faute des révolutionnaires qui n’ont pas su le gagner à eux, et qui même font tout ce qu’ils peuvent pour anéantir en tant que peuple, un peuple essentiellement révolutionnaire, par le seul fait qu’ils lui refusent le droit de parler sa langue. »

L’école républicaine choisit d’interdire les « patois » de façon coercitive. Jusqu’au milieu du siècle passé, un enfant surpris en train de parler sa langue maternelle, même pendant la récréation, pouvait se voir affubler d’un objet symbolique humiliant en guise de punition : « le symbole » ou « sabot de bois » en Basse-Bretagne, « le témoin » en pays d’Oc, la « buchette » (büxeta) dans le Pays basque. Jean-Pierre Le Guyader « paysan-animateur » à Radio Kreiz Breizh, qui anime l’émission en breton « Tud deus ar vro » (« Les gens du pays »), peut aussi témoigner de cette brutalité de l’interdiction du breton à l’école de son village, dans le Trégor : « Il n’y avait pas de révolte face à l’autorité à l’époque, si tu te prenais une trempe à l’école, tu en prenais une deuxième à la maison. Mais j’ai connu un instituteur, lui-même bretonnant, qui avait franchi les limites. Il avait voulu revenir à sa retraite s’installer dans le village, mais ses anciens élèves, devenus de solides gaillards lui ont fait comprendre qu’il n’avait pas laissé un bon souvenir. D’autres instituteurs étaient plus souples. » À cette interdiction s’ajoute le mépris distillé par le parisianisme vis-à-vis de la « province3 ». Le succès rencontré par la bande dessinée Bécassine entre 1905 et 1950 symbolise les contours de ce mépris : Annaïck Labornez, dite Bécassine, est une bonniche bretonne montée à Paris et engagée par une grande famille bourgeoise parisienne. Bien brave mais totalement ignorante et gourde, elle ne parle jamais, le dessinateur n’ayant même pas jugé bon de lui dessiner de bouche.

La coupure

Conscientes ou non du complexe de Bécassine, les femmes bretonnes ont vu dans l’abandon du breton une aubaine pour s’émanciper du patriarcat traditionnel et de l’influence des prêtres. La sociologue Anne Guillou souligne le rôle des femmes dans la désertion de la langue après-guerre : « Les épouses, les mères, étaient plus sensibles à l’inconfort et la misère du monde rural et elles ont vu dans le changement de langue un moyen d’extraire leurs enfants d’une vie dont elles ne voulaient plus.4 » Yuna, élève au lycée Diwan de Carhaix, se souvient de la réaction de sa grand-mère : « Mes grands-parents communiquaient en breton entre eux, mais ils ne l’ont pas appris à mon père. J’ai pu parler en breton avec ma grand-mère, qui était léonarde [de la région du Léon, Finistère nord], mais elle n’aimait pas trop ça, car elle avait vécu l’interdiction de parler breton à l’école et pour elle, c’était une langue arriérée. Elle ne comprenait pas le choix de mes parents de me mettre dans une école bretonne. »

Louis Le Bail fait partie de la génération de cette fameuse « coupure » qui s’est faite dans les années 1950, où les bretonnants ont été à la fois victimes de l’ostracisation de leur langue et acteurs de sa non-transmission. Né en 1932, il est revenu, après une carrière à la RATP, prendre sa retraite dans son village natal de Langonnet dans le Morbihan. Le fleuve L’Ellé qui passe non loin marque la frontière linguistique entre le dialecte vannetais et le cornouaillais. À toutes fins utiles, à Langonnet, « pluie » se dit « glao » alors qu’à une dizaine de kilomètres à l’ouest, on ne prononce pas le « o » et l’on dit « gla ». « Je suis parti à Paris en 1950, j’avais 18 ans, nous raconte-t-il. J’ai appris le français vers 6-7 ans en allant à l’école catholique, mais le catéchisme se faisait encore en breton. Par ici, c’était une communauté de cultivateurs qui s’entraidaient beaucoup. Toutes les activités – les corvées, le broyage des pommes, les battages, les blagues, les veillées, etc. – se faisaient en breton. C’était notre langue de tous les jours. Avec le travail, je me suis francisé. Comme je travaillais dans les transports, j’ai vu toute la transformation de la banlieue parisienne, j’étais pris dans un autre bain. Puis arrivé à la retraite, avec la fréquentation des cercles celtiques et le théâtre, je me suis remis dans l’ambiance de la Bretagne. Grâce à cela, j’ai pu rencontrer des bretonnants de partout, y compris des jeunes, qui parlent mieux le breton que moi. Je regrette que les autorités de l’époque nous aient interdit de parler le breton. On aurait eu la possibilité d’apprendre les deux langues, ça aurait été enrichissant, on n’était pas plus idiots que les autres. Maintenant, on ne rattrapera plus le retard ! Les jeunes qui l’apprennent, je ne sais pas s’ils auront l’occasion de beaucoup le parler. »

Boulistes à Cavan (Côtes d’Armor).

Plus au nord, Cavan est un patelin des Côtes d’Armor réputé pour sa politique de préservation de la langue. Dans les allées à côté de Ti ar Vro (Maison du peuple), où s’est constitué un important centre d’archives en langue bretonne, nous croisons une douzaine d’anciens qui jouent à la boule bretonne, en équipe mixte, avec l’espièglerie de vrais gamins. « Graet eo ! » – « le point est fait ». Ici les commentaires de jeu se font en breton.

« Nous, on ne parle pas le “vrai breton”, c’est pas le breton littéraire. On n’a pas le même breton que le breton “appris” », semble s’excuser Odile en avalant les « r » – une prononciation de consonne rétroflexe que certains Trégorois partagent avec les Anglo-Saxons et les Chinois. « On n’a pas appris à nos enfants, ni aux petits-enfants. D’ailleurs quand je ne veux pas que les petits sachent [ce que je dis] alors je parle en breton », s’amuse-t-elle.

De l’opprobre nationaliste au made in Breizh

Si le breton s’est un peu préservé comme une langue populaire secrète, il a été également traversé par des politiques contrariées de sauvegarde et a fait l’objet d’inquiétantes visées idéologiques. À Guerlesquin, Henri Bideau, conférencier pour le patrimoine, trace à grands traits l’histoire du pays et de la langue : « Guerlesquin est une des rares communes où les textes administratifs étaient rédigés en bilingue jusqu’à la Première Guerre mondiale. La tradition de protection linguistique était notamment portée au XIXe et début XXe, par le barde breton Prosper Proux puis par Charles Rolland – également militant socialiste à qui l’on doit une traduction de « L’Internationale » en breton. Puis le mouvement nationaliste des années 1920 s’est basé sur une identité réinventée qui tourne le dos au folklorisme romantique du XIXe siècle. La plupart des emblèmes, comme le drapeau Gwenn ha du, qu’on pense faire partie du patrimoine éternel de la Bretagne, ont été inventés à ce moment-là. »

Après 14-18, en raison du lourd tribut payé par les Bretons, il y eut une tentative de faire reconnaître le breton à travers la pétition de Yan Ber Kalloc’h, puis les mairies de Basse-Bretagne se montrèrent favorables aux mesures d’enseignement dans les écoles. Mais c’est bien parce que sous la IIIe République on a tardé à s’emparer de l’unification orthographique du breton, condition première de son enseignement institutionnel, que la clique pro-nazie des militants du Breiz Atao a pu s’emparer de cette question par opportunisme historique durant l’Occupation, moment où le IIIe Reich s’appuie sur certains courants autonomistes pour favoriser l’émergence d’une Europe ethnicisée. Depuis 1908, l’unification des dialectes de la Cornouaille (Kernev), du Léon et du Trégor, dite K.L.T., était déjà effective, mais laissait le vannetais, parlé dans le Morbihan, avec sa graphie propre. Sous l’égide de l’Institut celtique dirigé par Roparz Hemon, la nouvelle orthographe peurunwan (« totalement unifiée ») est adoptée en 1941 sous le patronage allemand du professeur Leo Weisgerber. Méprisant à l’égard des dialectes, Roparz Hemon, esprit glacial produit par l’élitisme français, a finalement appliqué une vision très centraliste au breton.

Bien que contestée dans certains milieux universitaires et littéraires, la graphie peurunwan s’impose dans l’après-guerre et s’institutionnalise aujourd’hui. Cette origine honteuse de l’orthographe unifiée, dite KLTG5, continue régulièrement à entacher le climat politique breton. La parution du livre de Françoise Morvan, Le Monde comme si (Actes sud) en 2002, récit d’une désillusion personnelle face aux dérives identitaires du milieu bretonnant, a réanimé bien des cadavres embarrassants, en rappelant les liens ambigus avec la période de la Collaboration.

Louis Le Bail à Langonnet (Morbihan).

« Factuellement et sur le fond, je suis plutôt d’accord avec Françoise Morvan, nous confie Francis Favereau, mais la polémique intervient à un moment où la plupart des acteurs du breton ne veulent pas revenir sur ce qui a été institutionnalisé depuis longtemps. » On ne saurait par ailleurs réduire la pratique de la langue en l’associant à une seule idéologie. Avant la Seconde Guerre, il y a eu un fort mouvement bretonnant communiste, autour de Marcel Cachin. De même, les maquis de la Résistance en Centre Bretagne étaient largement bretonnants. Aussi, les luttes sociales et écologiques des années 1970 en Bretagne, du Joint français à Plogoff, ont orienté nettement à gauche le renouveau de la langue. Enfin, la vitalité culturelle de la musique bretonne, que défend notamment le chanteur Erik Marchand loin des paillettes néoceltiques, prône l’ouverture au monde plutôt que le repli identitaire.

« Après la Seconde Guerre mondiale, comme une frange s’est compromise dans la Collaboration, et que la plupart des protagonistes seront contraints à l’exil, le mouvement breton va mettre 15 ans à se reconstituer, poursuit Henri Bideau. Encore aujourd’hui, l’imagerie de la Bretagne est modelée par un noyau ultra minoritaire, issu de l’idéologie nationaliste, que tu retrouves à la tête des collectivités territoriales ou dans les entreprises. Ainsi, le lobby patronal constitué autour de l’Institut de Locarn a financé le projet d’inspiration catholique des statues de la Vallée des Saints, qui commémore les saints patrons de Bretagne. Aujourd’hui, la vague bretonne est investie par le marketing. Les centres Leclerc en font leur marque de fabrique en inscrivant “Degemer mat” (“bienvenue”) sur leurs enseignes. » Depuis la fin des années 1970, le breton a cessé d’être déprécié par les pouvoirs publics qui s’appuie sur un patronat breton très puissant. En 1973, on pouvait lire dans le bulletin du Celib, groupe de pression patronal breton, une ode à « l’esprit celtique », censée chanter la « mobilité, la liberté » : « Fasciné par l’aventure », « marin, soldat, missionnaire, le Celte est partout ». Un vrai modèle pour l’entrepreneur moderne, quoi ! « La Bretagne a un pétrole fabuleux : son identité », déclarait encore, en 1998, Jean-Jacques Goasdoué, membre du petit cercle fondateur de l’Institut de Locarn.

Pour Favereau, « le breton des années 2000 est pris dans toutes ces contradictions socio-économiques liées à la modernisation de la Bretagne, mais, politiquement, il fait l’unanimité. Même au conseil régional, où siègent désormais quelques élus Front national, tout le monde appuie les initiatives de soutien à la langue. » À la différence des âpres polémiques liées au discours en langue corse de Jean-Guy Talamoni à l’assemblée de Corse, l’utilisation du breton par Paul Molac, élu régionaliste apparenté socialiste, lors d’une allocution au conseil régional, n’a déclenché aucune levée de boucliers jacobins. Le 14 avril dernier, lors d’un événement des Dîners celtiques à Paris, association liée aux patrons bretons Bolloré et Leclerc, Jean-Yves Le Drian, qui jongle allègrement entre son képi de ministre de la Défense et son chapeau rond de président de région, se retrouvait à entonner le « Bro Gozh ma zadoù », l’hymne national officieux breton.

Mis à la remorque du marketing « Produit en Bretagne », l’argument identitaire de façade fait taire des différences politiques fondamentales, les différences de classe ou les modifications de rapport de production. Le mouvement des bonnets rouges a été symptomatique de cette confusion, en cherchant à réunir un éventail très large de gens aux intérêts divers, voire antagonistes : entrepreneurs et prolétaires, routiers, militants anti-impôts, défenseurs du modèle productiviste agro-industriel, natios, stars de la musique néoceltique, gauchistes, etc.

Breton naturel ou breton « chimik » ?

Au cœur des monts d’Arrée, nous rencontrons l’auteur d’un petit pamphlet Breizh ma brute, ou comment défendre la langue bretonne sans être nationaliste ?, qui, sous le pseudo d’Ildut Derrien, fustige l’instrumentalisation d’une langue réinventée à des fins identitaires, tout en refusant de jeter le bébé avec l’eau du bain. « Au-delà des oripeaux syntaxiques et lexicaux qui tiennent du breton, le néo-breton est une langue de militant, idéologique et moderne. Elle a été passée au crible du celtisme. Le contraste avec le breton d’avant, ce n’est pas qu’il était mieux, mais que c’était une langue de paysans et de marins-pêcheurs. Maintenant tout est trafiqué, hors sol. Le néo-breton ne sert que pour une administration artificielle de substitution et pour la galerie identitaire. Dans le même temps, les nationalistes continuent à mépriser ce qu’ils appellent les “patois”. Or, plus on s’éloigne de l’instrumentalisation de la langue, plus on se rapproche de la respiration poétique du breton. La Bretagne est beaucoup plus intéressante que son fantasme celtique. Ce qui est sûr, c’est que, quelle que soit la forme de breton que tu apprends, si “chimik” soit-il, tu as toujours intérêt à te rapprocher du breton dialectal : cours voir les vieux, impose-leur le fait que tu veuilles parler en breton, ce qui est déjà un travail en soi, et chope tout ce que tu peux. »

Yuna, la lycéenne de Diwan, a bien conscience de cette démarcation entre les dialectes populaires et le breton unifié : « En comparant avec le breton des anciens, ils disent carrément qu’on a “un breton chimique” et ne nous comprennent pas. Mais c’est intéressant de voir les différentes prononciations. » Tanguy, jeune prof de physique-chimie au même lycée Diwan, reconnaît que l’usage du néo-breton peine à devenir une langue du quotidien : « Beaucoup de néo-bretonnants formés à Diwan se sont rendu compte qu’il leur manquait le vocabulaire de l’intime pour vraiment transmettre naturellement à leurs enfants une langue apprise académiquement. À travers plusieurs générations d’élèves de Diwan que je connais, j’ai pu constater qu’ils ne pratiquent pas beaucoup la langue en dehors de l’école. Il faut un autre déclic. Ils y reviennent parce qu’ils y trouvent un autre sens, culturel, associatif ou autre. Pour autant, si les anciens étaient dans une certaine culpabilisation, nous, les néo-bretonnants n’avons plus de complexe. On essaie de faire de notre mieux, on a encore beaucoup à apprendre, mais il faut parler, c’est tout. »

Francis Favereau à Guingamp.

Une chose est certaine, l’apprentissage du breton par les nouvelles générations ne se fait pas sous le sceau de l’utilitarisme : seulement 2 000 personnes travaillent actuellement « avec le breton », dans l’enseignement, l’animation, la culture et les médias. L’argument du bilinguisme, comme stimulant intellectuel et ouverture vers d’autres langues, est fréquemment avancé pour justifier le choix de suivre l’enseignement en immersion des écoles associatives Diwan.

À l’heure où l’on compte plus de panneaux indicateurs bilingues que de personnes capables de les comprendre, peut-on affirmer que brezoneg not dead ? Gildas, prof à Diwan, nous livre sa vision de l’état des lieux : « Il y a toujours différents courants contradictoires dans la pratique d’une langue. Il y a bien sûr un courant de puristes qui amène un peu de lourdeur, mais, en gros, les pratiques sont très diverses. La tendance actuelle, c’est quand même d’aller vers le breton populaire, ce qui n’a pas toujours été le cas. Le fait de dire “Ma grand-mère disait comme ça” rend légitime les variations de la langue. À l’opposé, il y a une institutionnalisation du breton qui correspond aussi à une évolution des classes sociales qui pratiquent le breton : moins rurales, moins manuelles, plus diplômées, plus insérées socialement… Le danger serait de figer la langue dans des codes qui excluraient et soumettraient certains locuteurs. Il faudrait peut-être que la langue refasse le chemin de la transgression. »

Merci à Goulven Ar Gac, Pierre-Yves Marzin, Bruno Dante & Nicolas Rami.

Photos  : Martin Barzilai.


1 Il est à noter que le premier dictionnaire en Occident, le Catolicon (1464) est un dictionnaire latin-breton-français, établi par le Trégorrois Jehan Lagadeuc.

2 Livre qui a connu un véritable succès de librairie avec plus de 300 000 exemplaires vendus.

3 Étymologiquement, la province – pro vincere – est le « pays vaincu » par Rome.

4 In Les femmes, la terre, l’argent, éd. Coop Breizh, 1996.

5 Car incluant cette fois le vannetais (gwenedeg).

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