Je vous écris de l’Ehpad / Épisode 13

« Quand y a que des nénettes... »

Treizième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois des fragments de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.

« Oh mais y a que des mecs, ici  ! » s’écrie Valérie, une collègue cantinière, en entrant à l’office du 4e étage. Effectivement, ça ne m’avait pas frappé, nous sommes cinq garçons. Dans ce milieu essentiellement féminin (sauf la cuisine où c’est très masculin), c’est tout à fait inhabituel. Valérie est ravie : « Quand y a que des nénettes, ça se tire dans les pattes  ! » C’est elle qui le dit. Moi, je n’ai pas à me plaindre de mes collègues. Des binômes tournent mieux que d’autres, certaines1 ont l’esprit d’équipe, d’autres pas franchement ; il y en a qui sont aux petits soins avec les résident·es, d’autres pour qui ce boulot est purement alimentaire mais, d’une manière générale, je dirais que l’ambiance est plutôt bonne.

Mettons un moment de côté l’abandon dans lequel se trouvent certain·es résident·es, le manque de moyens, les absences non remplacées qui nous épuisent et nous empêchent de bien faire le job, les pannes d’ascenseur ou de chauffe-eau qui nous empoisonnent la vie, mettons tout cela de côté et regardons qui travaille dans cet Ehpad.

Beaucoup de jeunes, tout d’abord. Des stagiaires aide-soignantes (AS) ou infirmières, mais aussi des étudiantes en sociologie, médecine ou commerce international, qui financent ainsi leurs études. Il y a celles qui bossaient déjà dans le milieu, pour Korian2 et compagnie ou comme aides à domicile. D’autres sont passées par McDonald’s, Accor ou Disneyland avant d’atterrir chez nous. On voit aussi débarquer des élèves de ST2S3, avec leurs discussions de lycéennes : « T’as combien de pages à faire, toi  ? »

À l’inverse, nous avons une lingère qui, après vingt ans passés à laver et plier le linge des résident·es et les tenues du personnel, dans une atmosphère bruyante et surchauffée, a maintenant l’âge d’être admise en tant que résidente. Cruel constat.

Hormis la France métropolitaine, on vient de Martinique, de Guadeloupe, de la Réunion, de Guyane française, du Surinam, de Nouvelle-Calédonie, de Saint-Martin, de Mayotte, et aussi d’Algérie, du Maroc, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Mali, de Guinée, de Centrafrique, de Madagascar, du Bénin et certainement d’ailleurs. « D’où tu viens  ? » ne fait pas vraiment partie des questions que l’on pose ; on l’apprend au détour d’une conversation, ou pas. Ainsi, il semblerait que le personnel de l’Ehpad dessine une carte des DOM-TOM et anciennes colonies françaises. Autant de territoires où, culturellement, on ne place pas les aîné·es en maisons de retraite. Ça donne à réfléchir…

Dans ce petit milieu clos, il se crée des liens entre le personnel et les résident·es. Quand Mme Lopez en a gros sur le cœur, elle va voir Aïcha qui la prend dans ses bras et la câline. Un jour, je trouve Ophélie la tête posée sur les genoux de Mme Simonetti, qui lui masse le crâne en souriant. Comme elle pourrait le faire à son arrière-petite-fille, si celle-ci venait la visiter. Pendant deux semaines, Valérie monte chaque jour à notre étage pour accompagner une résidente agonisante qu’elle aime beaucoup. Elle lui lit des passages de la Bible alors qu’elle-même est athée. Grâce à elle, cette dame part en paix et accompagnée. « Elle est morte dans mes bras. C’est mon plus beau souvenir en 25 ans d’Ehpad », confie Valérie quelques jours plus tard, encore émue.

J’imagine que pour une AS qui attaque le lundi à 6 h 30, fatiguée de son week-end travaillé (dont une journée de douze heures), ce n’est pas forcément ce qui ressort de l’Ehpad. Elle pestera sans doute contre celle qui, par facilité, fait une toilette au lit au lieu de la douche prévue ou contre celles qui prennent des pauses à rallonge. Mais pour moi qui ai plus de recul parce que j’y suis moins et uniquement le soir, c’est-à-dire pas pendant le rush du matin, c’est ce drôle de mélange que je vois, et qui contribue grandement, selon moi, à l’intérêt de ce boulot.

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »
11 : « On va nous prendre pour des Gitans ! »
12 : « Les pigeons, ils valent mieux que vous ! »


1 Des hommes travaillent en Ehpad, mais puisqu’ils sont très minoritaires l’auteur ne tient pas à masculiniser les formulations.

2 Groupe français, numéro un européen des maisons de retraite, qui gère près de 300 Ehpad en France.

3 Sciences et technologies de la santé et du social.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don