Quand t’es dans le désert…

Dans le Sud algérien, les hommes et les dieux ont délaissé les sabres au profit des arrosoirs. Sous le regard néanmoins vigilant de l’armée. On ne sait jamais…
par Rémy Comment

« Vous voyez, sur ce socle en argile au milieu de la cour, il y avait une croix. Le temps, le vent… l’ont fait tomber », dit Bernard, un des trois frères de la Confrérie de Charles de Foucault. Depuis huit ans maintenant, il a rejoint, dans la ville saharienne de Beni-Abbès, l’ermitage construit en 1901 par Charles de Foucault alors pris d’une irrépressible et mystique envie « d’un retour au désert », à l’image de son héros Jésus de Nazareth. « Cette croix, on ne la remettra pas. C’est mieux ainsi… Et comme pour balayer d’un sourire deux mille ans d’histoire : parce, quand même, cet objet-symbole est avant tout un instrument de torture… » Et lentement d’expliquer, avec une malice quasi-blasphématoire : « On attachait les gens par les bras et l’on posait leurs pieds en appui sur une cale afin qu’ils aient les jambes fléchies. Leur corps partait alors en avant et la tension provoquait une compression pulmonaire que les suppliciés devaient compenser en poussant sur les jambes jusqu’à ce que la fatigue les prenne. Et ainsi de suite… La mort venait par asphyxie. Le calvaire pouvait durer une semaine… Et c’est cet objet-là que l’on vénère ? »

En plus d’un siècle, la distance qui séparait la ville de Beni-Abbès de ce bâtiment d’argile et de troncs fibreux de palmiers, a été réduite à peau de chagrin. « Quand Charles de Foucault s’est installé sur le plateau, le ksar1 – l’ancienne ville fortifiée – était dans la vallée, au bord de l’oued de la Saoura, explique Bernard. Nous, les trois frères qui vivons ici, avons de très bonnes relations avec tous les habitants. Souvent des touristes occidentaux de passage nous demandent avec un air de connivence si on “a réussi” à en convertir quelques-uns ! Nous leur répondons que ce n’est pas du tout notre intention, que nous ne sommes pas là pour évangéliser qui que ce soit. » Il poursuit sur un ton très monothéiste : « La religion, ce n’est pas qu’une question de foi. C’est une histoire de culture. Je suis chrétien parce que je suis né en France à une certaine époque. Je serais, sans aucun doute, musulman si j’étais né en Algérie… » De l’arrière du bâtiment, un bruissement d’eau s’élève de la palmeraie qui, en arc de cercle, s’étire en direction du sud. « Nous vivons au milieu des gens. Ceux qui m’ont précédé ici ont toujours travaillé. Ils ont été maçons, instituteurs, ou encore ouvriers dans une usine locale aujourd’hui fermée. Quand je suis arrivé, il n’y avait même plus de travail pour les gens du coin ; nous avons alors planté des légumes et des fruits et élevé quelques poules dans la palmeraie. » L’eau puisée à une dizaine de mètres irrigue des plants de pommes de terre, d’oignons, de salades ou de carottes, au milieu des orangers, figuiers, grenadiers et dattiers. « Avec ce que nous produisons, nous avons largement de quoi vivre. Les excédents, on les donne ou on les vend à très petits prix aux habitants. »

À quelques dizaines de mètres au nord de l’ermitage, un petit baraquement métallique est posé sur un promontoire. Depuis plus d’une dizaine d’années, deux militaires s’y relaient pour protéger, disent-ils, ces frères contre d’autres frères au système pileux affirmé. Le temps passant, un mur de briques et quelques arbustes faméliques sont venus agrémenter les contours de cet abri soumis aux violences du climat saharien, et duquel sortent de puissants décibels d’un rythme gnawa. « S’ennuyer ? On fait notre travail, c’est tout… », dit le galonné, laissant pendre nonchalamment au bout de son bras une kalachnikov. Silence et immensité qui semblent dissoudre le sabre et le goupillon…


1 En 1957, alors que se développe la résistance armée contre l’occupant français, les troupes coloniales tournent leurs armes lourdes sur ce village traditionnel fortifié et exigent son évacuation dans les vingt-quatre heures. Les habitants reconstruiront la cité sur les hauteurs.

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